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\lllil
133
LES CHEFS-D'ŒUVRE INCONNUS
LE
VOYAGE A PAPHOS
TIRÉ A TRÈS PETIT NOMBRE
Il a été tiré, en outre, ao exemplaires sur papier de Chine
et ao sur papier Whatman, avec double épreuve de la gra^^
vure.
• < .
» V
r. V
, *.
«'^
-:* ^:
MONTESQUIEU
II
LE
VOYAGE A PAPHOS
PUBLIÉ PAR
LE BIBLIOPHILE JACOB
ATEC UNE
MaU'forte par Ad. Lalau:{e
PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
Rue Saint-Honoré, 338
M DCCC LXXIX
-^tfir-
FR.EEA.CE
N et peine à s^expUqufr comment
les éditHirs des auprès de Mentes--
qaieu n'ont fos ^encore réani à
ces ouvres, tant de fois- réimprimées, le
VoTAor A PAPffos, qàî "Hxifait paru, sans
nom d^av^mr il est vrai, dans le Mircure de
PnàNCE {décembre îY^j)' et yjui fkit attribué
iris ipositivmtmt à Montesquieu dès l'année
ïjjS.VahbédeLa ¥9fit,em effet, ^dxms son
Sop^éiBVBtà la:i«Ai«:EanTiRAti£']tJe 1769
{Fari&,Dudkeme, iffS,ideux parties inS),
àkàt a/tf^VoYAdE aiPapuos, feagment, far
M.-de/MwHesqtMU, îrjayv». .CepeHdamtuau--
a
ivâl7'?Sli
II PREFACE
cun critique, aucun éditeur ne s'était encore
occupé d'aller chercher dans le Mercure de
Franck un ouvrage, incomplet sans doute,
mais que la célébrité de son auteur recomman-
dait au moins à la curiosité des lettrés.
M. Louis Vian, à qui nous devons une si
précieuse et une si remarquable Histoire de
Montesquieu écrite sur des documents nouveaux
et inédits (Paris j Didier, 1878, in-S, pages 92
et suivantes), est le premier qui soit entré dans
quelques détails au sujet du Voyage a Paphos,
qu'il n'hésite pas à attribuer à Montesquieu,
no(i seulement d'après la France littéraire,
mais encore d'après. le témoignage de la famille
de l'auteur. Ce témoignage est consigné dans
le Nobiliaire de Guyenne, par O'gilvy (Bor-
deaux, i858, à l'article Secondât}, m M^^ de
Clermont, son ancienne amie, logée au Petit-
Luxembourg avec la princesse sa grand'mère,
depuis l'exil de son frère en 1726 et la mort
du comte de Melun en 1724, dit M. Louis
Vian, vivait aussi retirée que le lui permettait
PREFACE III
sa charge de surintendante de la reine, Montes-
quieu, voyant que la perte de cet amant l'avait
fait renoncer à plaire, résolut de faire revivre un
moment le cher défunt,,. Le nouveau poème
qu'il écrivit à cette occasion s'appelle le Voyage
A Paphos. » M. Louis Vian n'a peut-être pas
rencontré juste en cherchant à découvrir Vori-»
gine et la destination de ce poème, qui n'est
qu'un fragment, et dans lequel Callusion évi-
dente à M. de Melun (Adonis tué à la chasse
par une bête fauve) ne figure que d'une ma-
nière épisodique, M. Louis Vian a raconté dans
son livre, avec beaucoup de charme et de déli-
catessCy comment Montesquieu avait été l'ado-
rateur et peut-être l'amant favorisé de M''« de
Clermont (Marie- Anne de Bourbon), petite-
fille du grand Condé et d'une fille de la mar-
quise de Montespan. Cette liaison ou cette re-
lation fut certainement bien postérieure à la mort
du duc de Melun, blessé mortellement par un
cerf dans les bois de Chantilly, où le roi chas-
sait avec le duc de Bourbon, non pas en 1724,
IV PRÉFACE
comme le dit M, Louis V/a/i, mais au mois
de. juillet 1J22, comme le raconte Voltaire dans
une lettre écrite de Forges à la présidente de
Bernières, lettre qui commence ainsi : « La
mort malheureuse de M. le duc de Melun vient
de changer nos résolutions, » Ce n'est donc pas
U comte de Melun. qui fut victime d'un acci-
dent de chasse, mais son père, le duc de Melun.
Voltaire dit, dans sa lettre : « Dès qu'il fut
morty le roi partit pour Versailles et donna au
comte de Melun le régiment du défunt. Il est
plus regretté qu'il n était aimé. C'était un
homme qui avait peu d'agréments, mais beau-'
coup de vertu, et qu*on était forcé d'estimer. i^ U
est donc bien évident que Vamant déclaré etre^
connu de W^ de Clermont n'était pas ce duc
de Melun, « qui avait beaucoup de vertu d^
mais bien son fils, le comte de Melun, qui avait
peut-être moins de vertu et plus d'agréments, et
^ qui certainement vivait encore à Vépoque oà
Montesquieu composa le Voyage a Paphos.
a Ce Voyage a Paphos, dit M. Louis
PRJÊFACE V
Vian, célèbre U cynisme de l'amour et du vin,
et raille l'hypocrisie du plaisir, représentée par
Diane courant après Endymion dans les bois.
La principale scène, montre Vénus avec Adonis,
et Bacchus avec Ariane, à table, unissant la
volupté à t ivresse. Montesquieu paraît s' appli-
quer surtout à faire voir que les dieux viennent
quelquefois sur la terre goûter les, plaisirs des
mortels, et qu'Adonis, tué à la chasse par une
bête fauve, comme M, de Melun, a été changé,
à la demande de sa maîtresse y en une fleur, qui
reprend sa première forme à Paphos : telle
l'image d'une personne se ravive quand on y
pense de tout cœur.
« Ce poème, d'une exécution supérieure au
Temple de Gnide, parut dans le Mercure de
France de décembre 1727^ et dut concilier à
l'auteur les amis puissants dont disposait
M^ de Clermont, »
Il est incontestable que le Temple de
Gnide a été composé, en 1724, pour M^ de
Clermont; mais, en lisant avec soin ce poème tel
VI ' PREFACE
qu*il a été publié en 1725, on s'aperçoit qu'il
n'est pas complet et que nous n'en possédons
que des fragments ou plutôt un simple extrait,
découpé aussi adroitement que possible dans
un ouvrage beaucoup plus considérable, oii l'on
a voulu faire systématiquement des suppressions
plus ou moins importantes. Ainsi, le second chant
ne renferme que trois pages, et les chants sui-
vants, à l'exception du vu®, sont bien plus
courts que le premier, qui a peut-être seul les
proportions qu'il devait avoir. Ces suppressions
dans le texte ont d'ailleurs dérangé l'économie
du poème original à ce point qu'elles jettent de
l'obscurité sur différentes parties du récit où
l'amant de Thémire raconte ce qu'il a vu à
Gnide. Cet amant, qui ne se nomme paSy et qui
n'est autre que Montesquieu lui-même, entre
ainsi en scène, à la fin du i«r chant : « J'ai vu
tout ce que je décris. J'ai été à Gnide, j'y ai
vu Thémire, et je l'ai aimée; je l'ai vue encore y
et je l'ai aimée davantage. Je resterai toute ma
vie à Gnide avec elle, et je serai lé plus heureux
PRÉFACE VII
des mortels, » Il suffît d'examiner la première
édition du Temple de Gnide pour se con-
vaincre que nous n*avons pas lé poème tout
entier i dans cette édition, il n'y a pas d'autres
chants indiqués que le vie gf /g vii«, et la fin de
ce dernier chant n'annonce pas que ce soit la
conclusion de l'ouvrage. On peut donc suppo-
ser qu'il y avait encore un viii« chant y qui n'a
pas été fait ou qui a été supprimé. Quant aux
lacunes qui se trouvent dans les cinq premiers
chants, on les devine, on les . constate, sans
pouvoir en marquer la place ni en apprécier
Virriportance,
Le Voyage a Paphos n'est aussi qu*un
fragment, comme le Temple de Gnide, et dans
ce nouveau poème, ainsi que dans le précédent,
c'est un personnage inconnu, c'est encore Mon-
tesquieu lui-mime, qui raconte son voyage à
Paphos, comme il avait décrit son séjour à
Gnide, C'est à Mélite qu'il dédie la relation de
ce voyage, et il n'y parle plus de Thémire, qui
avait été sa bien-aimée dans le Temple de
VIII PRÉFACE
GNiDfe. 3t reconnais de telles analogies entre
les deux ouvrages que je suis tenté de croire
qu'ils ont été faits simultanément et tiennent
Vttn à Vautre par dés rapports tntimeSy qu'il
se fait assez difficile de bien établir. Le Tem^l»
DE Gnîde et le Voyàôe a PA^ffôS sorit deux
admirables pastiches des erotiques grecs, yxu
milieu desquels la galanterie raffinée du
XVîlî^ siècle s'est permis de charmants ama-
chronismes. Les deux poèmes tendent au même
objet^ à la déification de Vamour. Il n*y a
qu'un amant qui ait pu se complaire à cêé-
brer ainsi le culte de Vénus, dans le goût
d'Anacréôn et de Longus, en se proposant
pôïir modèle le style de Fénelon dans les
Aventures de Télémaqûe.
7/ df certain, au reàte, qiie "Montesquieu fat
absolument étranger ô la publication du
VoifAOE A PaphI^s dans le Mercure de FraKCE,
Comme il l'avait été à ceHe du Temple de
OwiùE dans la BtÉLiOTHèquE Françoise. Ah
fin de Yanriée 1727, forsgtt« (e Mercu«eT5b
PRÉFACE IX
France inséra, dans son numéro de décembre, le
Voyage a ?AfHOSy Montesquieu se portait can-
didat à l'Académie française, et ses concurrents
soulevaient contre lui toutes Us machines pou^
vant empêcher son- élection. Montesquieu avait
eu grand'peine à faire revenir le cardinal de
^eury de l'opinion défavorable qu'on lui a»ait
donnée sur Vauteur des Lettres Persanes, et il
employa sans doute le crédit de ses amis les
plus puissants, peut-être celui de M^'^ de Cler"
mont, pour obtenir que le vieux cardinal écrivît
à V Académie une lettre oîi il se déclarait satis-
fait de Vamende honorable de Montesquieu
désavouant un ouvrage <k qui pouvait porter
quelque préjudice à sa réputation » . On com-
prend que, dans ces circonstances, un ennemi,
un rival, avait intérêt à mettre au jour un ou-
vrage aussi compromettant que le Voyage a
Paphos . Le manuscrit en avait été volé soit
dans le cabinet de Montesquieu, soit dans la
bibliothèque de M^^ de Clermont; il fut remis
aux deux éditeurs du Mercure de France, La
X FRéFACE
Roque et Fuzelier, qui n'en connaissaient pas
Vauteur, et qui le publièrent le plus innocem-
ment du monde. Le scandale qu'on attendait, et
qu'on voulait exploiter, n'eut pas lieu ou ne
produisit pas l'effet qu'on en avait espéré :
Montesquieu fut élu académicien le 6 janvier
1728, et l'on ne parla plus du Voyage a
Pafhos, si toutefois Von en avait parlé dans
les salons.
Peu de mois après sa réception, Montesquieu,
qui n'avait paru que trois fois à l'Académie,
partit pour un long voyage d'exploration poli-
tique et philosophique en Europe, pendant
lequel ses envieux eurent tout le loisir de se de-
mander s'il ne trouverait pas le temps d'achever
son Voyage a Pafhos.
P. L. Jacob, bibliophile.
:4*»#
LE
VOYAGE A PAPHOS
AVERTISSEMENT
#w^«/<^«/^w
E petit ouvrage qu'on donne ici nous
est tombé par hazard entre les mains.
Le titre, la première page et la fin
sont déchirez du manuscrit. Ainsi, nous
ne sçayons pas ce qui peut en manquer
pour avoir Touvrage complet. On peut juger, par
l'imagination de Tauteur, que la fiction doit a^oir été
poussée plus loin. On espère que l'approbation du
public l'engagera à nous en donner la suite et le
véritable titre. En attendant, nous le donnons sous le
Jtitre que voici :
Le Voyage a Paphos.
VOYAGE A PAPHOS
' FUÈs une douce navigation,
[ que les Zephirs rendent plus
* prompte par l'empressement qu'iU
ont d'aller voltiger autour de Venus, j'ar-
rivai ik Paphos au moment qne l'Aurore com-
mençoit à s'y montrer. Elle me parut si riante
que, sans voir Cëphale, je jugeai aisément
qu'il étoit à ses cdtez.
Je n'essayerai point, Mélite, de vous dé-
crire les beautez du palais de Venus ; vous
le connoissez par l'idée que vous en a
4 VOYAGE A PAPHOS
donné le pinceau de TÂlbane : il est si.
fidèle qu*on distingue difficilement si les
Grâces l'ont bâti sur ses desseins ou s'il a
travaillé d'après les Grâces.
L'imagination la plus vive et le goût le
plus galant n'approcheront jamais de l'a-
gréable assemblage qui compose ses jar-
dins.
, Le dieu qui les protège y fixa son sé-
jour, et tout s'y ressent de sa favorable
influence.
L'art n'y paroît que pour faire goûter avec
plus d'admiration les beautez de la nature^
ou, pour mieux dire, on n'y reconnoît point
d^art. Paphos, enfin, plaît aux Amours, et
Venus ne l'a jamais quitté sans regret que
pour aller à la conquête d'Adonis.
Rempli de votre idée, que ne sentis-je pas
à Paphos? Tâchez de le comprendre, Mé-
lite, car je ne l'exprimerois jamais.
J'errai quelques momens de bosquets en
bosquets, et j'écoutois avec attention les
VOYAGE A PAPHOS
sons touchans de Philomele, qui me paroîs-
soient plus tendres en se mêlant au murmure
des fontaines de cette iste, quand j'apperçus
une nymphe qui venoit à moi.
<x Je ne doute pas, heureux amant, dit-
elle en m^abordant, que vous ne soyez bien
reçu dans cette cour.
— Je suis Diphile, ai-)e répondu; j'aime
Mélite.
— L'amant de Mélite, repart ta nymphe,
doit être le modèle des amours. Nous en-
tendons sans cesse parler des charmes de Mé-
lite à la cour de Venus, et vous venez sans
doute rendre grâces à la déesse de sei bien-
faits; mais on n'entre point encore dans son
palais. Je vous y conduirai quand il en sera
tems, et je veux, en attendant son réveil,
vous entretenir sous cet ombrage. »
Je voulus remercier la nymphe d'un ac-
cueil si gracieux.
a Vous m'avez moins d'obligation que
vous ne pensez, répondit^elle ; le plus grand
b VOYAGE A PAPHOS
plaisir que )e puisse avoir à Paphos, c'est
d'entretenir les mortels. Les nymphes, mes
compagnes, se chargent de ce soin à Cithere;
mais^ à Paphos, c'est le seul soin de Zelide.
« Venus permet à ses njmphes de choisir
leurs amans à Gnide, à Amathonte et à Ci-
there. Quand le séjour de la déesse est à
Amathonte, les amantes des autres isles lan-
guissent dans les peines de l'absence; vous
me trouvez seule ici dans la rêverie : j'aim« à
Cithere.
— £h quoil dis-je à Zelide, la reine des
plaisirs permet que dans sa cour même on
connoisse des peines en aimant?
-^ Ne vous en étonnez pas, Diphile; ce
sont ces peines qui font le bonheur des cœurs
amoureux.
a Venus, attentive à tout ce qui peut aug-
menter les délices de son empire, ordonne
quelquefois à ses njmphes de passer un jour
sans parler à leurs amans ; il nous est même
deffendu de les voir à de certaines heures.
VOYAGE A PAPHOS 7
Ces defPenses ne sont pas faites pour nous
priver de leur présence, mais pour ajouter
au plaisir de les voir le plaisir de les voir en
secret. ...
<x L'absence, que les vulgaires amans comp-
tent pour une peine, augmente les douceurs
qu'on goûte en aimant; Venus même se
soumet à ses loix, et la mère des Amours
connott ce qui doit rendre un cœur heu-
reux. Elle établit sa cour dans plusieurs isles,
et ce n'est qu'à Paphos qu'elle jouit du plai-
sir de voir Adonis.
— Adonis! m'écriai-je, et les: dieux ne
l'ont-ils pas changé en. fleur?
— Votre étonnement ne me surprend
point, dît Zelide ; peu de mortels connois-
sent le bonheur d'Adonis. Son courage
l'ayant emporté sur les prières que lui fit
Venus de ne point chasser les bétes féroces,
un sanglier l'immola à la colère de Diane, et
Venus, en versant du nectar sur son sang,
obtint des dieux qu'il seroit changé en fleur.
8 VOYAGE A PAPHOS
« Dès que ta déesse fut exaucée, elle tra-
versa les airs pour se transporter dans l'em-
pire de Flore. « Reine des fleurs, lui dit-
a elle, dont Tempire est aussi brillant que
« celui des Amours, vous vous plaignez tous
« les jours de la légèreté de Zephire; vous
« ne vous en plaindrez plus : je viens vous
« offrir de le rendre aussi constant que les
a colombes que vous voyez attelées à mon
a char. »
« A des offres si engageantes. Flore connut
que la déesse attendoit quelque secours de sa
puissance : car les dieux, ainsi que les mor-
tels, ne fiaient que pour obtenir ce qu'ils
désirent.
« Qu'exigez-vous de moi pour recon-
« noître une faveur si sensible? répond Flore
« à Venus. Il est vrai que 2Lephire m'in-
a quiète et n)i'allàrme sans cesse, et qu'en
a m'assurant son cœur vous assurez ma
tf tranquilité.
« — Votre bonheur dépend de vous, reprit
VOYAGE A PAPMOS 9
« Venus. Le plus charmant des mortels,
« Adonis, vient de perdre le jour; mais, si
« Flore me seconde, la Parque n'aura tran-
cc ché le fil d'une si belle vie que pour ren-
« dre son sort plus glorieux. Il est sous
<c votre empire : transportez-le à Paphos,
« aimable déesse; faites que cette fleur y
a conserve toujours sa fraîcheur et sa beauté.
« De sa durée dépend la constance de Ze-
« phire.
« — La constance de Zephire ! s'écria Flore
m avec transport; allez, déesse. Adonis est
c( immortel. »
« Dès ce jour, Zephire n'a point quitté
Flore; Flore, intéressée à la fleur d'Adonis,
ne quitte point Pàphos, et le bonheur de ces
amans rend ce séjour plus digne des Amours.
« Venus, en obtenant qu'Adonis seroit
changé en fleur, ne bornoit pas ses vœux au
seul changement. C'est ainsi que pour
réussir dans ce qu'on projette il faut aller
par degrez au bonheur qu'on attend.
lO VOYAGE A PAPHOS
a Assurée du secours de Flore, elle fît
cette prière au maître des dieux :
« Puissant dieu de l'univers, si, pour punir
a l'audace d'un mortel, vous donnâtes autre-
« fois à Diane le pouvoir de changer Actéon,
« refuserez-vous, pour faire le bonheur de
a Venus, de changer une fleur? C'est à ma
« prière que vous avez animé l'ouvrage de
<c Pigmalion : l'amour d'une déesse vous
a toucheroit-il moins que l'amour d'un mor-
« tel? Non, non; vous allez animer la fleur
« d'Adonis : il a plû à Venus, il mente votre
a secours. »
o Jupiter doit trop de plaisirs à l'empire
des Amours pour ne pas contribuer au bon*
heur de la déesse. Elle vole à Paphos, maî-
tresse de rendre à la fleur qui lui est si chère
la figure et les charmes d'Adonis ; mais elle
ne le peut que dans cette isle, et les plaisirs
seroient moins dignes de Venus si elle pou-
voit faire ce changement dans tous les lieux
soumis à sa puissance. Qui peut se plaindre
VOYAGE A PAPHOS II
de l'absence si Venus s'éloigne d'Adonis ?
« Il est vrai, ajouta Zelide^ que dans l'ab-
sence et les autres peines attachées à ramour,
il faut connoître les douceurs qu'on peut en
retirer. Je n'en néglige aucune : à Gnide ou
à Paphos, je ne pense qu'aux plaisirs de
Cithere, Je me rappelle les momens que j'ai
passez avec Licas... Ce soupir vous ap-
prend que c'est Licas que j'aime. Absent,.
son idée est sans cesse présente à mon esprit ;
je répète en moi-même tout ce que je lui aï
dit en partant; je le suis dans les bois, où
j'aime à le trouver; je le vois, nonchalam-
ment couché, s'entretenir dans une douce
rêverie; il m'aime, il pense à moi, il me
parle peut-être. Quelques jours avant de
rejoindre Licas, je préviens tout ce qu'il va
me dire. Je juge du plaisir qu'il aura de me
revpir par la tendresse de ses adieux; je le
vois qui court au devant de moi; ses trans-
ports comblent ma joye; je vole dans ses
bras. . . Que de caresses I . . .
12 VOYAGE A PAPHOS
— Ah ! nymphe , que vous augmentez
Timpatience que j'ai de revoir Mélitel
— Elle connoîtra dans vos embrassemens,
reprit-elle, queTabsence, en les faisant souhaiter
plus long*temps, leur donne un nouveau prix.
— Mais ne vois-je pas le palais de Venus?
— Non : c'est la demeure des Grâces. Ce
portique de feuillages qu'on apperçoit d'ici
conduit à un vestibule où s'assemblent les
Génies qui sont destinez à inspirer la galan-
terie aux mortels. Chaque Grâce les instruit,
selon le département qui lui est confié. La
première leur enseigne à parler le langage des
Grâces : c'est elle qui deffend ces froides exa-
gérations qui, loin d'honorer une maîtresse^
deshonorent le fade passionné qui les met sans
cesse en usage; c'est elle qui leur dicte une
déclaration dans laquelle on reconnott plus
d'embarras que de raisonnement; c'est elle
qui travaille à bannir des societez galantes
les mauvaises plaisanteries et tout ce qui
n'est pas du choix des Grâces.
VOYAGE A PAPHOS l3
<( Sa cadette a l'inspection des parures. Elle
ne donne point de règles pour les ajustemens;
elle veut seulement qu'il y règne plus de goût
que de magnificence. Elle passe à ce beau
sexe quelque caprice sans affectation, en faveur
de la mode; mais elle condamne dans les
hommes galans tout ce qui peut approcher
d'un arrangement étudié.
« La troisième Grâce est chargée de main-
tenir ou de faire naître ce qu'on appelle « belles
manières », et, comme chaque nation a ses cou-
tumes en galanterie, Carite donne aux Génies
différentes leçons, selon les pays où ils sont
destinez. »
J'entrai avec Zelide au moment qu'on in*
struisoit les Génies de la galanterie françoise.
Un Génie affecte les mauvais airs de nos
petits maîtres, et Carite en fait remarquer
le ridicule aux autres. Il contrefaisoit, ce
jour-là , un jeune seigneur qui, d'un air pan-
ché, aborde une dame en chantant, pour lui
dire tout haut qu'il vient, de chez Belize,
14 VOYAGE A PAPHOS
profiter de l'absence de son mari, et, un mo-
ment après, lui demande à l*oreille quelle heure
il est. On lui apprend que la soirée est belle.
Carite s'étendit beaucoup sur les sentimens
dont on se picque aujourd'hui^ et finit en
exhortant ses Génies à ramener la galanterie
de l'ancien temps.
Zelide me présenta à Carite. Elle me reçut
comme les Grâces reçoivent les vrais amans.
« Je sçais combien vous aimez Mélite, me
dit-elle ; mais vous croyez n'aimer qu'une
mortelle, telle que sont toutes les mortelles
aimables. Je vais vous apprendre quelle est
Mélite.
« La mère des Grâces prit naissance dans
l'empire de Neptune. Dès qu'elle y parut, tous
les dieux vinrent lui rendre hommage. Les
Amours, en naissant autour de la déesse, fola-
troient avec les plus, grandes divinitez. Venus
fut bientôt maîtresse du monde entier; tout re-
connut sa puissance, et Neptune se glorifioit
d'avoir vu naître la souveraine de l'univers.
VOYAGE A PAPHOS l5
a L'envie règne même dans les cieux. La
déesse de la terre, jalouse de la gloire de
Neptune, alla se plaindre au Destin.
«c Arbitre des immortels, lui dit-elle, pour-
« quoi faut-il que Neptune l'emporte sur la
a mère des dieux ! S'il étoit arresté que Venus
ce nenaitroit pas dans l'Olympe, ce n'é toit pas
ce aux dieux des mers à lui donner le jour :
« Cibelle attendoit cet honneur.
a — Consolez-vous, répondit le Destin à la
a déesse ; il naîtra dans votre empire une mor-
cc telle dont l'Oljmpe à son tour deviendra ja-
« loux. Sa beauté n'égalera pas celle de Venus ;
«t mais, sous des traits moins réguliers, on
« verra briller plus de finesse et d'enjouement.
« Sa vivacité l'emportera sur la majesté même,
a et, sans être divine, elle recevra les hom-
« mages des mortels. »
« Trop heureux Diphile, reconnoissez Mé-
lite , et ne vous étonnez pas si nous la suivons
sans cesse. Venus joint à la beauté les charmes
que lui donnent les Grâces, et nous joignons
l6 VOYAGE A PAPHOS
à nos charmes les agrémens que nous donne
Mélîte ; mais elle ignore elle-même tous les
avantages qu'elle a reçus des dieux. Foible
mortelle, la vanité les diminueroit peut-être.
Que de belles seroient aimables si elles sça*
voient ignorer que la beauté sert à se faire
aimer !
— Non, non! m*écriai-je; j'apprendrai à
Mélite ce qu'elle ignore. D'abord elle ne me
croira pas; je lui jurerai sur le nom d'Amour
que c'est de Carite que je le sçaîs. Elle n'en
doutera plus, mais elle sera toujours si mo-
deste que, si je pouvois oublier que c'est
Mélite, je douterois moi-même qu'elle ait foi
à mon serment. »
Carite nous quitta pour aller joindre ses
sœurs de Venus, et Zelide me conduisit dans
les difFerens appartemens du pavillon.
Qui pourroit en décrire les beautés ? Non,
Mélite, je ne l'entreprendrai point : votre
imagination su£Bt; elle ne vous laissera rien
échaper de ce que l'art peut avoir inventé
VOYAGE A PAPHOS I7
pour faire une demeure digne des Grâces.
Nous nous arrêtâmes quelques momens
<ians le salon des livres. J'étois curieux de
connoitre ceux qui ont la gloire d'amuser
Paphos.
Je ne vis que des titres galans. Ils sont
rangez sur différens gradins, selon la valeur
que les Grâces leur donnent. Ovide etTibule
^ont placez sur le même rang qu'Anacreon
et Sapho ; mais, entre les vers du siècle d'O-
vide et ceux de notre temps, les Grâces ju-
dicieuses ont laissé l'espace de bien des
livres.
Je mis d'abord la main sur un volume de
poésies, où )e reconnus quelques pièces d'un
petit nombre d'auteurs qui se sont plus atta*
chez aux sentimens qu'à l'esprit.
Je trouvai sur le même gradin différentes
historiettes. On ne lit à Paphos que celles
•que le beau sexe a bien voulu écrire; les
autres n'y sont pas connues.
Un recueil de chansons, avec deffense (à
3
l8 VOYAGE A FAPHOS
la marge) d'en chanter certaines qui sont
composées sur des airs d'un mouvement si
rapide qu'on ne peut les rendre sans convul*-
sion.
Extraits de plusieurs de nos romans : les
volumes sont petits; on en a retranché les
histoires magiques et les conversations en-
nuieuses.
Je fus étonné d'y rencontrer certain ou-
vrage qui devroit être inconnu à Paphos :
j'appris qu'on s'étoit contenté de l'intention
que leurs auteurs ont eue d'être galans, mais
que les Grâces, qui n'y ont rien mis du leur^
ne les lisoient pas.
Zelide me demanda si je frequentoîs les
rives du Permesse.
a Oui, nymphe, j'y chante quelquefois
ma tendresse et mon honheur. Si l'amour
pouvoit inspirer comme Phœbus, j'aurois
Tavantage sur Ovide même : il n'aimoit que
Corine, et j'aime Mélite! »
Je voulus m'informer quels étoient les
VOYAGE A PAPHOS 19
livres de différentes langues qui suivoient;
mais Zelide m'avertit qu'il étoit temps de se
rendre auprès de la déesse.
£n traversant un bois qui conduit à son
palais, j'entendis une voix, entrecoupée par
de tendres soupirs, qui sortoit de dessous un
épais feuillage :
a Oui, Doris, je le promets, et tu ver*
ras... Mais quels discours!... tu verras! Ah!
pardonnez, Doris ! le respect doit l'interdire.
— Non, non, répond Doris, cet égare-
ment plaît à l'amour, et je vous dis, à mon
tour, Hillas... je te le pardonne. »
<K Éloignons-nous : ces amans ne deman-
dent point de témoins, dit Zelide. Vous êtes
peut-être étonné de la délicatesse d'Hillas :
il craint d'offenser Doris par la plus légère
familiarité. Les mortelles s'en offensent diffici-
lement ; mais qu'elles sont condamnables d'en
trop permettre ! »
Enfin, je vis Venus. Je l'avoue, Mélite,
sa beauté a quelque chose au dessus de la
Nw
20 VOYAGE A PAPHOS
vôtre ; mais elle ne doit qu'à la divinité le
peu d'avantage qu'elle a sur vous.
Elle reçut mes hommages avec un souris
qui né me permit pas de douter de mon bon-
heur, et je sentis que sa présence augmentoit
mon ardeur pour son culte.
Un disciple d'Apollon, amoureux à Pa-
phos, se présenta à la déesse, et récita un
poème qu'il avoit composé, disoit-il, pour
célébrer dignement les plaisirs de l'amour.
Il employa avec un air de contentement tout
ce que le Parnasse sçait mettre en usage pour
faire valoir ses productions. Venus, sans être
touchée de l'amphase du disciple, lui répon-
dit d'un ton qui ne le flatoit pas : « Les Muses
seront peut-être contentes de votre ouvrage ;
mais je connois des plaisirs qu'Apollon même
n'exprimera jamais. »
Les nymphes se retirèrent pour laisser la
déesse avec Ariane et Bacchus, qui parurent
à l'instant. Adonis entra quelque temps
après. Pour l'Amour, on le voit rarement à la
VOYAGE A PAPHOS 21
cour de Venus; il s'occupe ailleurs à l'aug-
menter, et, dans ses momens de loisir, il va
juger avec Psiché de la douceur des plaisirs
qu'il donne à l'univers.
Je suivis Z^elide, qui me conduisit dans la
galerie qu'on appelle le Triomphe des mor-
tels.
« Les portraits que vous voyez, me dit-
elle en entrant, sont autant de trophées à la
gloire de ceux qu'ils représentent.
a Ceux qui remplissent le premier rang
sont les amans qui ont fait honneur à la ga-
lanterie de leur siècle, et ceux-ci ont mérité
d'être placez près des autres pour avoir plû à
Venus par quelque trait particulier.
<c Ce guerrier est un illustre des cantons
qui plusieurs fois, dans sa vie, refusa de se
trouver à d'amples sacrifices à Bacchus pour
sacrifier à l'Amour.
<c Près de là, une vieille coquette qui n'a
jamais ressenti la moindre jalousie des char-
mes de sa fille.
22 VOYAGE A PAPHOS
« Suivez : une belle de haut rang qui,
même après l'inconstance d'un perfide amant,
n'a point eu de nouvelle intrigue.
«Vis-à-vis, une musicienne réservée qui a
sçû convertir un disciple d'Épicure qui depuis
long-temps s'étoit déclaré contre les femmes.
a Ne vous étonnez pas si, parmi les por-
traits des rares amans, vous voyez si peu de
draperies françoises. La nation fournit plus
de perfides que d'amans, et vous conviendrez
que vos héroïnes ne travaillent pas à rétablir
la bonne foi dans le commerce amoureux.
— £h! pourquoi Venus ne chasse-t-elle
pas de son empire les amans qui ne craignent
pas de le déshonorer?
— Détrompez-vous, Diphile : ces amans
ne sont point soumis à la déesse ; elle n'ac«-
cepte que les cœurs que son fils a blessoe. Il
connoit l'effet de ses coups : pour en mieux
juger, il a voulu les sentir, et l'Amour ne
donne à Venus que des cœurs pareils au
cœur de l'Amour même.
VOYAGE A PAPHOS 23
— Mais ses traits {peuvent seuls; rendre un
cœur sensible. Désavoué-t*il ceux qu'il a
blessez ?
— Il est vrai que les traits de TAmour
peuvent seuls rendre un cœur sensible,
répondit Zelide; mais, pour le rendre heu-
reux, il faut que le trait parte de ses mains,
et je vais vous apprendre qu'il ne les lance
pas tous.
« Peu de temps après la naissance de
Venus, une troupe d'Amours s'écarta dans
les bois du Cynte. Diane n'avoit pas encore
ouvertement déclaré la guerre à la déesse des
plaisirs, et la déesse, qui ne sçavoit pas alors
se méfier des prudes, ne recommandoit point
aux Amours de fuit* les forêts consacrées à
Diane.
« La troupe d'Amours, dans les bras de
Morphée, se délassoit de l'exercice d'une
longue journée où, à l'envi l'un de l'autre,
ils avoient essayé sur les oiseaux des traits
destinez à être lancez dans les cœurs des
24 VOYAGE A. PAPHOS
humains. Leurs carquois, pêle-mêle, ëtoient
couchez près d'eux, et les arcs sans force
ëtoient détendus.
a Les oiseaux amoureux, sur les tons les
plus tendres, celebroient leurs plaisirs.
« Diane, attirée par un concert si charmant,
fit taire ses cors et courut sous Tombrage
où le Sommeil se plaisoit à délasser des
Amours.
a Que vois-je? dit -elle à ses nymphes;
a quelle occasion d*outrager la déesse de
« Paphos ! Diminuons sa puissance , désar*
« nions les Amours endormis. »
ce Chaque nymphe s'empresse à plaire à sa
déesse, et, vuidant son carquois, le remplit
bien-tôt des traits de l'Amour. S'il en est
quelqu'une qui sente de la répugnance à se
déclarer contre Venus, c'est celle qui pour
(a cacher en montre plus d'envie. Diane
sonne sa victoire^ les Amours se reveillent.
Honteux de leur défaite, ils pleurent et volent
à Cithere.
VOYAGE A PAFHOS 2$
a Les silvains d'alentour apprirent bientôt
que Diane avoit changé ses traits.
« Saisissons-les à notre tour, dirent-ils
a entre eux; les nymphes affectent une ri-
<K gueur dont nous triompherons avec les
« traits de l'Amour. Tâchons de les surpren-
ne dre... Letirs armes pendent toujours aux
« arbres qui entourent la fontaine de Diane :
« qu'Amour et Mercure nous favorisent
« quand elles entreront dans le bain , leurs
c carquois sont à nous! »
« Les faunes, sans craindre le sort d'Ac-
téon, ne tardèrent pas à tenter la capture.
Ils approchent de la fontaine ; les nymphes
crient, mais les carquois sont enlevez. La
vanité, l'avarice et tous les vices, tour-à-
tour, se rendirent maîtres de ces armes dès
que les Amours en furent désaisis. Ce sont
ces traits égarez qui blessent la plupart des
cœurs que vous croyez soumis à Venus.
Abandonnez, Diphile, cette sacrilège erreur.
Quand on est ainsi blessé, on n'a de l'amour
4
26 VOYAGE A PAPHOS
que ce qu'il en faut pour croire qu'on aime.
— Que je piains des cœurs sensibles sans
l'aveu de l'Amour !m'écriai»je; que d'encens
je dois à ses autels, puisque je ne sçaurois
douter que mon cceur ne lui doive tous ses
feux !
« Dès que je sçus me connoître, il m'in-
spira que j'étois destiné à vivre sous ses loix.
Je cherchois tous les jours à me rendre;
l'attaquois pour me laisser vaincre; je jurois
que j'aimois,maisrinconstance venoit bientôt
m'apprendre que je faisois des faux sermens.
« Sont-^e là les plaisirs de l'amour? disois-
« je sans cesse. J'aime, au moins je crois
« aimer, et je ne connois point les douceurs
« qu'il promet aux amans. Non , non , ses
« promesses sont vaines, et je veux abjurer
« son culte. »
« Enfin, las de changer et de tromper des
volages, je cours au temple de l'Amour.
c Insensé ! je demandai à sortir de son
empire, et je ne l'avois jamais connu !
VOYAGE A PAPHOS 2J
a Fils de Venus, tu cachois ton dessein !
a J'exauce ta prière, me dit-il ; mais il faut
« qu'à ta place un antre cœur me soit
« soumis. Choisis, et que j*aprenne par qui
< tu veux estre remplacé. Donne-moi, s'il se
« peut, de ces cœurs qui n'ont jamais aimé^
« qui craignent même de me connoître: c'est
« dans ces cœurs que je me plais à triom^
a pher.
« ^— Triomphez de Mélite, Amour ! Son
« cœur doit faire honneur à votre empire» et
« sa beauté à celui de Venus.
« — Suis-moi, répond le dieu de Ci-
a there; tu vas être témoin de ma victoire...
« Ah! dit-'ii en abordant Mélite, si l'A-
« mour pottvoit être inconstant, je blesserois
« ce cœur en faveur de l'Amour même;
« mais... »
« Le trait part à l'instant, et Mélite, en-
flammée, ne se reconnoit plus.
« Voilà comme je blesse les cœurs que je
« veux rendre heureux ! ajoute TAmoUr en
28 VOYAGE A PAPHOS
« arrachant le trait du sein de Méiîte et le
« plongeant dans le mien. Un sourire va
« t'apprendre, Diphile, qui tu dois aimer,
« et, s'il est des douceurs dans mon empire,
« je devrois te punir d'en avoir douté ; mais
« j'oublie ton offense, et, pour te récom*
« penser d'avoir souhaité d'aimer tant d'ob-
a jets divers, je te donne pour Mélite une
a constance éternelle. »
Mais, Mélite, pourquoi vous retracer une
victoire qu'Amour ne pouvoit remporter sans
vous ?
«( Votre sort est charmant, dit Zelide; je
ne vois que Licas et sa nymphe qui puissent
être blessés plus heureusement que vous. Je
vous apprendrai, à mon tour, comment l'a-
mour s'est rendu maître de nos cœurs; mais le
concert que j'entens annonce que Venus et
Bacchus vont recevoir à leur table Ariane et
Adonis.
« Les dieux viennent avec empressement
sur la terre pour goûter les plaisirs des
VOYAGE A PAPHOS 29
mortels; le changement les rend plus vifs que
les plaisirs de l'Olimpe même.
« Bacchus abandonne les cieux pour jouir
avec Ariane des faveurs de l'Amour, et Venus
quitte le nectar pour célébrer avec Adonis
les dons de Bacchus. »
Je vis ces mortels heureux assis à la table
de la déesse. Quel repas! Le dieu du vin,
pour faire sa cour à Venus, ne fut jamais si
tendre; et Venus, pour honorer le dieu du
vin, ne montra jamais plus d'enjouement.
Les nymphes formoient, avec les bacchantes,
un concert qu'Appollon auroit pu désavouer;
mais Bacchus; préfère dans ses chants un
désordre enjoué à la contrainte de l'exacte
harmonie.
Un silvain de l'isle de Naxe s'efforçoit,par
des sons langoureux, de célébrer les charmes
de la tendresse. Venus elle-même le désa-
prouva : elle prétend qu'où préside Bacchus
la gayeté l'emporte $ur tout ; mais Bacchus ,
amoureux, ordonne à sa suite de célébrer.
3o YOTAGE A PAPHOS
avec sa gloire , la gloire de TAmour, et se mit
lui-même à chanter :
Si de TAmottr tos chants ne célèbrent les traits.
Vos chants sont imparfaits.
Et Bacchus les condamne.
Buveurs, ne me chantés jamais
Sans chanter Ariane.
Les nymphes se joignirent au concert des
silvains pour chanter Bacchus, tandis qu'ils
chantoient TAmour. Le concert devint plus
brillant, et, ses accords rappellant au vin, le
vin conduisoit bientôt aux transports les plus
vifs. Dès que la suite ne douta plus du triom-
phe de Bacchus, elle se retira pour laisser
triompher Venus.
2Lelide m'offrit un repas où les mortels
sont admis à Paphos. Nous nous entretînmes
long-tems de Bacchus et de sa cour.
« Je l'avoue, di&*je à la nymphe, je m'étois
fait une image de ce dieu qui deshonnoroit
la divinité.
YOTAGE A ?APHOS 3l.
— Je sçais, répondît-elle, ce que pensent les
mortels sur le culte du dieu du vin. Chaque
dieu a ses autels, et chaque autel a ses faux
prêtres. La politique, l'ignorance et la cor-
ruption en forment tous les jours. Peut-être
ne connoîtroit-on point de vices sans le per-
nicieux exemple de ceux que les dieux choi-
sirent pour les bannir.
« Les prêtres de Bacchus font naître les
erreurs qui deshonoroient son empire. Ils te
dépeignent privé de raison et soutenant à
peine le poids de son thirse. Les bacchantes,
selon eux, montrent dans leurs transports,
plus de fureur que de gayeté. Silène, à
demi mort, barbouillé de lie, n'inspire-t-il
pas plus d'horreur que de vénération pour le
dieu que Silène a formé ?
« Non, non, Diphile, ce n'est point là
Bacchus, ce n'est point là sa cour. Bacchus
conserve toujours les mêmes grâces qui tou-
chèrent Ariane. Aussi tendre que brillant,
c'est un dieu à suivre et non à craindre :
32 VOYAGE A PAPHOS
toujours agréable à Venus, il ne connoit
d'ivresse que l'ivresse d'Amour.
a Les . bacchantes enjouées raniment les
jeux et les ris; mais elles ne leur ôtent jamais
leurs charmes.
« Silène est un vieillard dont Bacchus
reçut des soins; il éleva son enfance, et ce
dieu reconnoissant accorde à sa vieillesse
toute la vivacité qu'il est capable d'inspirer,
£h ! peut-on refuser la plus grande vénération
à un dieu qui met sa gloire à paroître tou-
jours d'intelligence avec l'Amour?
a Un buveur du mont Citheron, qui ne
connoissoit de culte que celui qu'on rend au
dieu du vin , parloît . un jour, des feux de
l'Amour comme les faux amans parlent des
plaisirs de Bacchus : car ils croyent honorer
le fils de Vénus en méprisant le dieu du
vin.
. a C'est ainsi, disoit-il en tenant sa coupe
« pleine , c'est ainsi que je brave les traits
a de Cithere. »
VOTAOE A PAPHOS 33
c Amour yoltigeoit entre Cephise et^son
cœur.
« Tu crois me Yaincre, Amour? disoit le
oc buveur; apprens à respecter un dieu plus
<<t fort que toi. Cette coupe avalée va décider
« de ta honte et de sa gloire. »
« Il but, mais un regard de Cephise prouva
bientôt au buveur que Bacthus aide souvent
au triomphe de l'Amour.
a £h ! qui ^mieux que moi, ajouta Zelide,
^ui mieux que moi doit connoitre le pouvoir
«t l'intelligence de ces dieux charmans? Ils
partagent mes vœux, et je mets mon bonheur
à partager les plaisirs qu'on goûte sous leur
empire. C'est de Bacchus que j'appris à
aimer, et c'est de l'Amour... »
On vint avertir Zelide que Mercure des*
cendoit et que les nymphes alloient le rece-
5roir.
Mercure tient le registre des ombres qui
se présentent pour passer les sombres bords.
Messager des dieux, il vient^ de la part de
5
^4 VOYAGE A PAPHOS
Minos et de.Radamante, demander à Venus
quelles peines on donnera à certaines ombres
dont la déesse s'est réservé le jugement.
« Eh bien ! Mercure, lui dit-elle, avons-nou&
beaucoup d'amans constans à récompenser?
-~ Ils sont trop rares aujourd'hui pour
en voir souvent sur les sombres bords, répond
Mercure. Il se présente, au contraire, un sei-
gneur françois qui a toujours traité les amans
constans d'amans bourgeois.
— Ah ! je corrigerai cet abus, reprit Venus.
Les bourgeoises de cepaïs-là ont tant de dis-
position à imiter les grands airs que, si de
semblables discours restoient impunis, on ne
verroit : plus en France d'amans constans.
Qu'on assiège ce mauvais plaisant de douze
ombres provinciales que je vais rendre amou->
reuses de lui ! .
— A ces provinciales, dit Mercure, joi-
gnez encore, une vieille coquette qui. a
poussé les beaux sentimens jusqu'au quator-
zième lustre.
VOYAGE A PAPHOS 35
-- Non, je la veux punir. Se piquer si
iong-tems de galanterie, c'est deshonorer
mon empire. Quand les jeux et les ris se
retirent, on doit quitter les Amours. Que
toutes les ombres galantes se contraignent
pour lui faire des offres et la tromper !
— Si vous punissez pour avoir voulu plaire
long-tems, reprit Mercure, quelle peine
allez-vous donner à l'ombre d'une beauté
nonchalante qui a passé ses jours à ajuster
des charmes dont elle ne fit jamais d'usage ?
— C'est mal reconnoître mes faveurs.
Quand je donne des charmes, je les destine à
ma gloire. Ce qui a fait les délices de cette
ombre va faire sa peine. Qu'on lui présente
sans cesse son miroir pour le retirer au
moment qu'elle en approchera : son supplice
surpassera celui deTentale... £h quoil ajouta
la déesse 'en prenant la liste des mains de
Mercure, je verrai toujours des envieuses
qui n'ont d'autres plaisirs que celui de médire
sur le chapitre de l'Amour! Il n'est. point en
36 VOYAGE A PAPHOS
mon pouvoir de donner de la beauté à toutes
les femmes. Les Grâces consolent quelque-
fois celles qui ne me doivent rien; mais.,
quand on ne doit ni aux Grâces ni à moi, on
veut s'en venger en parlant mal de celles que
je protège. Je prétends qu'on respecte l'ou-
vrage de Venus, et, pour punir cette envieuse,
je la condamne à entendre continuellement
parler des charmes des belles ombres sans
lui donner le tems de répliquer par le con-
traire.
•— Il faut charger de ce soin, dit Mercure,
l'ombre que Caron va passer avec elle : c^est
un amant qui s'est vanté d'avoir eu des
faveurs qu'on ne lui accorda jamais,
-— Voilà le comble de la perfidie ! répond
Venus. Je veux bien qu'il serve au supplice
de cette envieuse; mais, pour le sien, qu'on
lui montre sans cesse le portrait de sa belle
entre les mains d'une ombre discrette.
« Mais quel est ce poète de mauvaise
humeur ? poursuivit la déesse.
VOYAGE A PAPHOS 3;
— C'est un auteur qui s'est épuisé à faire
une critique sur VArt d'aimer d'Ovide. Ne
reconnoissez-YOus pas la jalousie poétique?
ajouta Mercure. On s'efforce à imiter ceux
qui ont sçu plaire. L'imitation ne réussit pas,
l'amour-propre s'en offense, a J'ai de l'esprit,
dit-on, et je ne sçaurois approcher du modèle
que j'ai choisi. Donc, le modèle n'est pas
bon, et, pour le prouver, j'en vais faire la cri-
tique. »
— Ce poète, reprit la déesse, mérite les
supplices les plus cruels pour s'être déclaré
^u>ntre un auteur qui me doit plus qu'aux
Muses. Qu'on inspire à son ombre la même
façon de penser que les gens de goût, et
pour son tourment on lui récitera chaque
jour une page de ses vers.
« Quel supplice vais-je donner à ce guer-
rier des rives de la Seine qui a toujours mis
sa gloire à chanter des chansons contre l'A-^
mour? L'enfer n'en connoît point d'assez
Tudes pour vanger mon fils.
38 VOYAGE A PAPHOS
— J'en invente un nouveau, interrompît
Mercure ; qu'on lui fasse entendre deux fois
par jour un concert d'Italie !
— Mais j'oublie, ajouta-t-il, un disciple
de Themis qui n'a jamais aimé que la pa-
rure.
— Âh ! s'écria Venus, c'est un mal qui
gagne tous les environs de la France ! Il est
trop funeste à mon empire : j'en dois arrêter
le cours. £h ! quelle belle voudroit aimer si
tous les hommes pensoient comme ce fade
magistrat? Qu'on le frise tous les quarts-
d'heure du jour, et, dès qu'il paroîtra con-
tent de son ajustement, on le fera promener
au grand vent. Le supplice est cruel, mais
l'offense est trop forte. »
Venus se levé, et Mercure porte aux en-
fers les arrêts de la déesse ; mais ce dieu a
plusieurs emplois à Paphos, et je le revis
bien-tôt sous un air plus riant.
Dès que les Grâces revinrent, Venus reprit
le maintien de la reine des plaisirs, et les
\
VOYAGE A PAPHOS 89
nymphes eurent ordre de se préparer pour la
chasse.
La beauté la plus parfaite, l'entretien le
plus aimable, pour ne pas cesser de plaire,
ont besoin de secours. La mère des jeux et
des ris recherche Tamusement que choisit le
mortel qu'elle aime. Je la ?is en habit de
chasseresse, et je m'apperçus que sous cet
habillement Adonis trouvoit Venus au-dessus
de Venus même.
Les nymphes animent les chiens; on les en-
tend appeller Melampe, Driope, Silvage;
mais on connoît, à leurs voix, qu'elles sont
plus propres à parler le langage de Cithere
qu'à faire retentir les forêts; elles prennent
les armes des chasseurs, et les chasseurs pren-
nent celles des Amours. Le son des cors in-
spire à Paphos plus de tendresse que d'ardeur
pour la chasse; il semble qu'elle ne soit qu'un
prétexte pour se perdre dans les bois.
Les feux de Learque . s'augmentent en
voyant Palmis armée comme Venus et comme
40 TOTAGB A PAPHOS
l'Amour. Je l'entends dire, près de sa nyrapiie
qui chantoit au son du cor :
Da dieu qui fiait acner
Vous ayez tous les charmes ;
On diroit qu'en tos mains il a remis ses armes.
Vos yeux, comme ses feux, sont faits pour enflammer ;
Vous ayez sur les coeun un empire suprême.
Qiiand on rit atec tous, on croit que c'est un jeu ;
Mais on ressent bientôt qu'on aime.
Palmis, si tous aimiez un peu,
Vous seriez l'Amour même.
La nymphe écoute et sourit; ses yeux
disent assez à Learque qu'U est aimé, mais
elle en diffère Taveu pour le rendre plus sen-
sible.
Diane s'égare souvent dans les bois de
Venus; elle trouve Endimion plus tendre
dans l'isle de Paphos que dans celle d'Orti-
gie, et cette déesse, plus réservée et plus
sensible qu'une autre, voudroit sans cesse y
voir son berger ; mais on ne l'y vît jamais.
Venus, en suivant Adonis, le rencontra un
YOTA6B A PAPHOS 4I
jour k Paphos. Dîaae esperoit qu'Endimion
ne paroîtroit pas»
« £h quoi ! dit-elle ea abordant la déesse
d'un air composé, reine des Amours, vous
ne dédaignez pas aujourd'hm les amusemens
de la déesse des bois ?
— Qgand Diane est à Paphos, répond
Venus, quel dieu s'étonnera d'y voir chasser
la mère des Amours? Adonis m'apprend à
connoître vos lois, et, pour lui plaire, je fais
gloire de les suivre; mais vous, plus miste-
rieuse, yous a{^rites d'un berger à goûter
mes plaisirs, et vous affectez de les condam»
ner sans cesse. Adieu, gravé déesse. Endi-
mion s'avance : imitez Venus, et je vais imiter
Diane ; mais sottvenez-vous que les précau-
tions qu'on prend pour cacher ses feux ne
servent qu'à les faire plus tôt connoître. »
Ceux qui affectent des dehors sévères s'of-
fensent aisément et ne pardonnent jamais.
Diane se crut outragée, et son hipocrisie, dé-
masquée, ne demandoit rien moins que du
6
(
42
VOYAGE A PAPHOS
sang. Venus est immortelle, et dès l'instant
la mort d'Adonis fat résolue; mais aujour-
d'hui ' la déesse méprise son ennemi : elle
poursuivroit, avec ce chasseur, les bêtes les
plus féroces sans craindre leurs deffenses.
Elle part, et Adonis la suit, et tout se pré-
pare à rapporter dé la chasse moin^ de fatigue
que de plaisirs.
a Quelle joye est peinte sur leur visage!
me dit Zelide ; le seul Antenor reste dans un
morne silence et semble mépriser toutes les
njmphes; mais elles sçavent qu'il aime à
Amathonte : elles ne s'ofiPensent pas de la rê-
verie qui l'occupe.
<K Chez les mortels, sa distraction passe-
roit peut-être pour fierté, car souvent ceux
qu'on en accuse y sont les moins sujets. Ne
vous y trompez pas, Diphile, tel ne vous
paroît méprisant que parce qu'il ne comprend
pas qu'on puisse l'être ; il s'abandonne à sa
pensée ou à sa nonchalance naturelle, et, s'il
croyoit qu'on pût soupçonner quelqu'un de
VOYAGE A PAPHOS 45
fierté, il s'applîqueroit à détromper ceux qui
l'en soupçonnent.
— Ah ! nymphe, que ne pense-t'on ail-
leurs comme on pense à Paphos ! »
Dès que nous eûmes perdu la troupe de
Yué, nous continuâmes l'entretien que l'ar-
rivée de Mercure avoit interrompu. La
nymphe me fit un discours charmant sur la
vraie délicatesse; elle n^'enseignoit l'art de
conserver . les plaisirs qu'on connoît et de
faire naître ceux qu'on ne connoît pas, quand
nous arrivâmes au pavillon des songes.
< Ah ! m'écriai-je, voilà un songe qui ne
me quitte point : c'est lui qui rassemble tous
les charmes de Mélite. Cette nuit encore...
Mais pourquoi aimer ce trompeur? Mon ré-
veil me le fait trouver si cruel !
— J'apperçoisy dit Zelide, celui qui me
touche le plus; il me représente Licas ten-
drement couché auprès de moi. Toutes les
nymphes l'admirent. <x Qu'il est charmant!
« disent-elles ; il est digne de Venus. Qu'il
44 YOTAGE A PAPHOS
« est heureux!... — Oui, répond Licas, d'ai-
« mer Zelide et d'en être aimé. »
Mais, dans tous ces songes, je n'en vois
aucun que la jalousie ait pu former.
« La jalousie I s'écrie Zelide, on ne la con-
noît point à Paphos ; ses songes volent à la
suite de l'Hjmen, et l'Amour ne la connott
que pour s'en deffendre. On é?ite ici ces
soupçons, ces plaintes, ces justifications dont
tant d'amans se font une habitude. Venus ne
s'offense pas des reproches de Yulcain; mais
ceux de Mars ont décidé pour Adonis.
c L'amour^propre fait souvent naître les sen-
tîmens de jalousie qu'on attribue à l'Amour.
a On ne peut déguiser sa pensée devant les
dieux, et j'entendis un jour, dans le lemple
de Cithere, une bergère qui s'adressoit ainsi
à la déesse :
« Je croyois aimer Nicandre, et Elismene,
« qu'il aimoit* excitoit dans mon cœur ht plus
a cruelle jalousie. Grande déesse^ je viens à
< ces autels te rendre grâces de m'avoir guérie.
VOYAGE A PAPHOS 45
« J'aime Mirtile, et je.sens bien aujoBrcHiui
« qu'Elismene ne me rendoit jalouse que parce
« qu'elle triomphoit avec moins de beauté
« que moi. »
« Ainsi, Ton croit aimer, et Pon n'est que
jaloux.
— On aime aussi quelquefois sans croire
aimer, reprit Zelide.
« Une jeune nymphe destinée aux autels
de Venus lui disoit un jour, dans ce même
temple : «c Je n'aime rien; mais, puisque je ne
a puis être prétresse de la mère d'Amour sans
« sentir ses feux, faites, puissante déesse, qu'il
c me brûle pour Palmire. » Palmire aimoit la
nymphe, mais il n'en avoit pas fait l'aveu. Il
étoit au temple ; il entendit sa prière, et, sûr
de son bonheur, il courut, tout transporté,
déclarer son amour. « Je croyois n'aimer rien,
« lui dit la nymphe; mais ce que je sens à
ft l'aveu que vous me faites m'apprend , Pal-
« mire, que mon tœnr est à vous depuis
« long-tems. »
46 TOTAGE A PAPHOS
Nous arrivâmes^ en nous entretenant ainsi,
dans un bois de lauriers où Zelide se plaît à
venir rêver. Le soleil y donne un jour si
tendre qu'on diroit qu'il reconnoît encore
Daphné sous l'écorce de cet arbre.
Nous nous assîmes près d'un ruisseau qui
se plaît à embellir son gazon pour attirer les
nymphes sur les bords, et, dès que Zelide
commença à parler, il adoucit son murmure
pour écouter ce qu'elle raconta ainsi :
a Vous devez tous vos feux au dieu de
Cithere, et je crois, Diphile, qu'il n'enflamma
jamais plus heureusement ; mais, entre Licas
et moi, nous rassemblons les feux de Bacchus
et de l'Amour. Ces dieux, dont je vous ai fait
connoître l'aimable intelligence, sont sujets
aux foiblesses que peuvent avoir les autres
dieux.
oc Quand il s'agit de soutenir ses droits, la
plus forte amitié n'est pas exempte de froi-
deur. Un berger des rives de Lignon cuêil-
loit un jour un raisin pour l'offrir à sa ber-
▼OTAOE A PAPHOS 47
gère. Un buveur, jaloux de la gloire de Bac-
chuSy rencontra le berger qui èntrelassoit ce
raisin dans des guirlandes de fleurs.
a Si vous cherchez à plaire à l'Amour en
« offrant des presens à vos bergères, dit le
<E buveur, contentez-vous des dons de Flore
a et de Pomone, et laissez aux buveurs les
« dons de Bacchus. — Il n'est rien de réservé
t pour plaire à l'Amour, répond le berger,
« et Bacchus lui-même ne pourroit m'em-
t pêcher d'offrir ce présent à Lisis. — Té-
« méraire 1 repartit le buveur, tu ne connois
« pas Bacchus, mais tu connoîtras sa ven-
« geance. s>
a L'Amour protegeoit le berger, et Bac-
chus se déclara contre lui. Venus, craignant
que l'intérêt particulier de ces deux dieux ne
nuisît à son empire, ne perdit point de temps
pour rétablir leur intelligence; elle leur fit
jurer par le Stix d'oublier cette querelle, c Je
« veux, leur dit-elle, pour que l'univers ne
t doute pas de votre union, que Bacchus
48 VOYAGE A PAPHOS j
<c porte aujourd'hui les armes de mon fils, et
a que mon fils règne sur l'empire de Bac*
a chus! » I
« Ces dieux acceptèrent les conditions du
raccommodement, et, dans cette journée,
Bacchus lança autant de traits que l'Amour
soumettoit de buveurs.
« Licas , depuis long-temps, soupiroit pour
moi, et jusqu'à ce jour je n'avois rien senti
pour lui ; mais enfin Bacchus^ maître des feux
de l'Amour, m'enflamma, et dès ce moment
j'aimai autant que j'étois aimée. Cependant
Licas prétendoit avoir l'avantage, et juroit
sans cesse qu'il aimoit plus que moi. « Je
«c suis blessé des mains de l'Amour, me di-
« soit-il; vous ne devez vos feux qu'à Bac-
(( chus. Avouez, Zelide, que l'Amour...
« — Non, Licas, l'Amour même, l'Amour
« sent moins d'ardeur pour ce qu'il aime que
« 2Lelide en sent pour vous. Quand Bacchus
a m'a blessée, il avoit avec son pouvoir tout
« lé pouvoir de l'Amour; et le dieu qui
VOYAGE A PAPHOS 49
« VOUS blessa n'avoit pas le pouvoir de Bac-
chus. »
a Ainsi, nous disputions toujours l'avantage
d'aimer plus tendrement. Quand Licas de-
mandoit la moindre des faveurs qu'Amour
ordonne qu'on accorde, j'exigeois, avant de •
rien permettre, qu'il avouât que j'aimois plus
que lui. Il se contraignoit quelquefois pour
en convenir; mais souvent j'étois obligée de
me contraindre aussi pour refuser ce que
j'avois tant d'envie qu'il obtînt.
a Enfin, je résolus, pour ne pas lui céder
l'avantage, d'implorer le secours de l'Amour.
Je me présentai à son temple, mais, Diphile,
bien différemment de vous : vous allâtes lui
demander de vous laisser sortir de son em-
pire, et je demandai d'aimer encore plus que
je n'aimois.
« Les mortels sont égaux aux dieux dans le
temple de l'Amour, et je n'approchai du
sanctuaire qu'après les amans qui s'étoient
présentez avant moi.
7
5© VOYAGE A PAPHOS
a J'aime Ersise, dîsoit un berger, dieu des
« cœurs, tu le sçais ; mais je suis trop jeune,
K dit*il, pour oser avouer que je l'aime.
<K Inspire-lui donc. Amour, que des feux qui
<c doivent durer toujours ne sçauroient trop
«c tôt paroître. »
« Fils de Venus, disoit un disciple de
a Mars, j'ai toujours traité les amans d'insen-
« ses : leur soumission, leur contrainte, et
<c leurs plaisirs, tout me paroissoît incroyable;
« mais, quand je pense à Phenice, tout me
<t paroît possible. »
« Amour, disoit un autre., j'implore ton
« secours auprès de Bacchus. J'ai fait serment
« de passer mes jours dans ses plaisirs et
« dans les tiens ; il me reproche aujourd'hui
« que près de Temire je ne pense qu'à toi,
« et près de lui je ne pense qu'à Temire. »
« Le dieu me vit; il sçavoit quel dessein
m'amenoit à son temple ; il prévînt ma
prière et me blessa du trait le plus ardent.
VOYAGE A PAPHOS 5l
(( Vien, m'écriai-je à Finstant, vien, Licas,
(c me disputer à présent la gloire de mieux
« aimer ! »
— Licas, me dit l'Amour, aime autant
que Zelide. Zelide fut blessée par les mains
de Bacchus, et l'Amour vient encore de l'en-
flammer* Licas fut blessé par l'Amour, mais
il sort du temple de Bacchus, et Bacchus a
mis dans son cœur des feux qu'il emprunta
de moi. Heureux amans, ajouta le dieu de
Cithere, vous aurez l'avantage sur tous les
cœurs amoureux; mais Zelide ne sçauroit
l'avoir sur Licas, ni Licas sur Zelide.
— Licas enfin sent pour moi tout ce qu'A-
donis sent pour Venus; mais j'ai pour lui, je
crois, des transports que Venus n'eut jamais
pour Adonis.
— Oui, Nymphe, j'avouerai que Venus vous
cède en tendresse, si vous convenez que vous
devez me céder aussi. »
J'allois disputer, avec Zelide, qui doit aimer
52 VOYAGE A PAPH08
plus tendrement, des cœurs qu'Amour blessa
du même trait, ou de ceux que Bacchus et
l'Amour ont tous deux enflammés ; mais les
cors, que nous entendîmes^ annoncèrent le
retour de la chasse.
Les jeunes nymphes et les Amours prépa-
roient un concert dans le pavillon des Grâces.
Venus vint l'entendre. Quels accords I quelle
mélodie ! L'harmonie de Paphos n'est point
celle qu'on entend chez les mortels : diffé-
rente de ces sons qu'on admire en demandant
s'ils sont agréables, et bien éloignée de cette
langueur qu'on rencontre si souvent en vou-
lant chercher ce qui touche. Chaque ton
formé à Paphos pénètre jusqu'au fond du
cœur, et, mêlés ensemble, leur harmonie fait
oublier qu'il y ait d'autres plaisirs.
Les najades attendoient Venus pour la
reconduire au palais. Un lit de feuillage, que
les Grâces ont soin d'orner de concert avec
Flore, semble nager sur le canal de Paphos :
des cignes en soutiennent le poids, et les
VOYAGE A PAPHOS
53
colombes atteliées, en suivant les Zephirs qui
caressent les na jades, font voler la déesse sur
la surface de l'onde.
Toute sa cour se rangea sur le bord du
canal, etc.
Imprimé par D. JOUAUST
POUR LA COLLECTION
DES CHEFS-D'ŒUVRE INCONNUS
MARS 1879
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
RUE SAINT-HONORÉ , 338, A PARTS
LES
CHEFS-D'ŒUVRE INCONNUS
PUBLIES PAR
LE BIBLIOPHILE JACOB
Est-il des chefs<d'œuvre inconnas ? dira-t-on, en s'éton-
oant du titre que nous avons choisi pour une collection qui
pourrait comprendre un assez grand nombre de volumes, et
qui n'en réunira qu'un choix aussi restreint que possible.
Sans doute, il y a des chefs-d'œuvre, dans tous les genres de
littérature, absolument négligés et oubliés, à tel point que
leur titre même ne surnage plus depuis longtemps sur l'im-
mense et profond océan de la mémoire humaine, où tant de
réputations éclatantes se sont à jamais englouties. L'ima-
gination recule épouvantée devant l'innombrable multitude
de livres qui ont fait le charme, l'amusement, la préoccupa-
tion de nos aïeux les plus délicats et les plus raffinés dans
les choses de l'esprit. De tous ces livres spirituels, char-
mants , curieux , remarquables , que reste-t-il aujourd'hui ?
Pas même un écho, pas même un souvenir.
Il faot bien l'aTOoer, les Unes qu'on refit on qu'on est
censé relire , ceux , par conséquent , qu'on tient à posséder,
ceux, en un mot, qu'on réimprime encore , qu'on réimprime
sans cesse, sont bien peu nombreux, et leur nombre tend à
diminuer, au lieu de s'accroître. On sait peut-être les noms
de beaucoup d'écrivains qui ont été la gloire de leur temps,
mais on ne connaît pas les ouvrages qu'ils ont laissés et qui
forment souvent des collections volumineuses. Qiii est-ce qui
lit, qui est-ce qui a lu les œuvres complètes de Fontenelle, de
d'Alembert, de Duclos, d'Helvétîiis, -et de UHt d'autres ^ui
reposent, pour ainsi dire, dans ces œuvres, comme dans un
sépulcre ? Voilà pourtant des sources vives et abondantes où
l'on peut puiser à pleines mains des chefs-d'œuvre in-
connus.
Mais il y a d'autres chefs-d'œuvre inconnus dont les
auteurs n'ont fait que traverser, comme des météores, le
vaste horizon des lettres françaises. Ces chefs-d'œuvre sont
restés quelquefois ignorés de l'époque même qui aurait pu se
glorifier de les avoir produits; quelquefois aussi, par suite de
circonstances étrangères au mérite de la 'production, ils ont
à peine vu le jour et sont tombés dans l'oubli au momen'
de leur naissance. D'autres, semblables à des enfants maudits,
n'ont pas même été avoués par leurs pères et se cachent en*
core sous le voile de l'anonyme. Ces chefs-d'œuvre Inconnus,
non pas tous , mais quelques-uns , les plus rares et les plus
singuliers, reprendront leur place au soleil et obtiendront
l'honneur d'être admis dans les rangs d'une petite biblio-
thèque d'amateur.
Est«<e que le Voyage à Paphos, qui n'a pas été recueilli
dans les œuvres de Montesquieu , n'est pas égal sinon su-
périeur au TempU de Gnide f Est-ce que les Anecdottt Une"
— 3 —
raires, de Pabbë de Voisenon, si connu par ses jolis contes ba-
dins, ne sont pas des menreilles de fine critique et de malice
bienveillante ? Est-ce que la Relation de l'île de Bornéo, par
Fontenelle, n'est pas plus piquante et n'a pas plus de portée
que dix volumes de polémique antireligieuse? Est-ce que
la Petite Maison, de J. F. de Bastide, n'est pas digne d'être
exposée à côté d'un des chefs-d^œuvre les plus connus de
Mérimée ? Est-ce que le Portrait de M\l' de Lespinasse, par
d'Alembert, ne vaut pas les dix-huit tomes de ses œuvres
philosophiques et mathématiques ? Est-ce que le roman
satirique des Bohémiens, par le marquis de Pellepore, ne
pourrait pas être signé par Diderot, ou du moins par le neveu
de Rameau ? Est-ce que les lettres, ou plutôt les billets de Ninon
de Lenclos, ne gagneraient pas à sortir des œuvres de Saint-
Évremond et de deux ou trois recueils qui les renferment?
Est-ce que les poésies légères du marquis de Saint-Aulaire
ne demandent pas à être rassemblées pour la première fois?
Est-ce que le Cachemire, cette œuvre exquise de la jeunesse
de Jules Janin, ne sera pas bientôt exhumé du tombeau
muet où il est enfoui depuis plus d'un demi-siècle ? Est-ce
que nous ne découvrirons pas le superbe poème de l'Humi'
Uté, par le bénédictin dom Gérard, que son églogue du
Patriarche avait mis presque au niveau d'André Chénier ?
Est-ce que, dans le moment où l'on nous promet pour
Paris une statue monumentale de Voltaire, on ne trouvera
pas opportun que nous donnions le fameux Sottisier de ce
grand écrivain ?
Ce ne sont pas les seuls joyaux de great attraction que
nous comptons offrir aux amis des livres, aux amoureux des
beaux livres : chaque volume de nos Chefs-d'œuvre inconnut
sera orné d'une eau-forte d'Adolphe Lalauze, qui s'est fait
le gracieux continuateur d*£isen, de Moreau etdeMarîlIier,
et dont le crayon et la pointe nous donneraient à croire que
nous sommes encore en plein XVIII^ siècle.
P. L. Jacob, bibliophile.
La collection des Chefs d'auvre inconnus est publiée dans
le format in-i6, qui est celui de notre Petite Bibliothèque
Artistique et de la plupart de nos collections. Elle est impri-
mée à petit nombre sur papier de Hollande , et il est tiré ,
en outre, vingt exemplaires sur papier Whatman et vingt sur
papier de Chine, ornés d'une double épreuve de la gravure,
avec et avant la lettre.
Les titres sont imprimés en deux couleurs ; les couvertures,
tirées en bleu sur papier parcheminé, sont repliées, avec
doubles gardes.
On a tout réuni pour faire de ces petits volumes de vé-
ritables éditions artistiques : aussi n'est-il pas douteux que
les amateurs leur fassent l'accueil le plus empressé. Nous
engageons donc ceux qui voudraient s'assurer toute la col-
lection à nous envoyer leur souscription dans le plus bref
délai.
6369 — Imp. Jouaust.
LES CHEFS-D'ŒUVRE INCONNUS
LA PETITE MAISON
TIRÉ A TRÈS PETIT NOMBRE
Il a été tiré, en outre, 20 exemplaires sur papier de Chine
et 20 sur papier Whatman, avec double épreuve de la gra-^
vure.
TIRÉ A TRÈS PETIT NOMBRE
Il a été tiré, en outre, 20 exemplaires sur papier de Chine
et 20 sur papier Whatman, avec double épreuve de la gra-^
vure.
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J. F. BASTIDE
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LA
PETITE MAISON
PUBLIÉE PAR
LE BIBLIOPHILE JACOB
AVEC UNE
Eau "forte par Ad, Lalau^e
PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
Rue Saint-Honoré, 338
M DCCC LXXIX
PRÉFACE
ean-François Bastide, né à Mar-
salle U i5 mars 1724, et mort à
Milan U 4 juillet 1798, est un de
ces poly graphes infatigables que le XVIII^ siècle
a produits en si grand nombre, et qui, dans
une vie plus ou moins longue, ont éparpillé
comme au hasard, en s'attaquant simultané-
ment à tous les genres de littérature, beaucoup
d'imagination, beaucoup d'esprit et quel-
quefois beaucoup de talent. Mais de tant de
volumes et de brochures, de tant d* œuvres
diverses, conçues, exécutées, publiées à la hâte,
que reste-t'il après leur mort ? Pas même un nom
II PRÉFACE
durable, conservé dans la mémoire des amis
des lettres ! à peine un vague souvenir bibliogra-
phique ! Bastide eut néanmoins, de son vivant,
une notoriété très honorable, sinon une répu-
tation bien acquise et bien constatée. C'était un
moraliste, c'était un critique, c'était un auteur
dramatique, c'était surtout un romancier^
c'était un poète, c'était enfin un historien. Eh
bien ! en ne connaît plus aujourd'hui le titre
d'un seul de ses ouvrages, qui ne sont pas tous
signalés dans la France littéraire de Quérard,
parce que la plupart ont paru sous le voile de
l'anonyme, et que ce voile, qui devient de moins
en moins transparent dans Vombre du passé,
ne sera peut-être jamais soulevé par les succes-
seurs et les continuateurs du savant Barbier,
l'auteur du Dictionnaire des Anonymes et
DES Pseudonymes.
Voici ce que le judicieux Sabatier de Castres
disait de J. Fr. Bastide dans les Trois Siècles
DE LA littérature FRANÇOISE (Paris, de Hansy,
1774) : « Malgré son activité à s'exercer dans
FRéFÂCE III
tous ^ks gtnrtSy il n'a pas eu k bonheur de
sauver aucun de ses ouvrages de l'anathème
attaché à la médiocrité. Il a fait des recueils,
des journaux, des lettres, des romans, des
mémoires, des contes, des comédies en vers,
des tragédies en prose, et tout cela est allé
grossir les trésors ténébreux de Voubli. Est'<e
pour avoir manqué d'esprit ou de facilité que
M. de Bastide a subi son triste sort ? Non, c'est
parce que son esprit et sa facilité se sont ré"
pandus trop indiscrètement sur tous les genres,
indiscrétion qui produit toujours beaucoup de
€hoses, jamais de bonnes choses, et ce n'est
qu'à ce qui est bon que le public s'attache. »
Voici un jugement plus injuste de Palissot,
qui avait oublié à dessein J. Fr. Bastide, en
1777, dans les Mémoires pour servir a l'his-
toire DE iA littérature, et qui a réparé cet
oubli assez cruellement dans une dernière édi-
tion de ces Mémoires, publiée en i8o3, où il
s'est trop rappelé sans doute que J. Fr, Bastide
l'avait souvent critiqué dans les journaux litté-
/IV PRÉFACE
raires : « Auteur ingénieux à trouver de$ expé^
dients pour se faire lire. Il avoit entrepris un
Spectateur François, qu'il proposa d'abord à
trois livres par volume. Il en réduisit le prix à
trente sols, ensuite à douze, et même à deux sols
par feuille, que l'on distrihuoii aux portes co-
chères. Les suisses avoient ordre de les refuser.
Depuis, il a fait non une auvre de littérature,
mais une affaire de finance, de la Bibliothèque
UNIVERSELLE DES RoBCANS. Cet ouvrage, si on
Veut entrepris avec des vues philosophiques, si
on l'eût distribué par siècle, en observant les
progrès de l'esprit et des bienséances, les vicis-
situdes des usages, les révolutions qui se sont
faites dans les maurs, enfin les époques où la
lumière commençoit à briller et celles oit les
voiles de l'ignorance sembloient sUpaissir; cet
ouvrage, en apparence frivole, pouvoit devenir
important; il eut contribué même à faire con-
nottre d'âge en âge le caractère des nations.
Mais, dénué de ces vues, qui seules pouvoient le
rendre intéressant, on doit le regarder comme
PRÉFACE V
une super fluité de plus dans les bibliothèques, »
Certes Palissot a bien mal jugé l'immense
et précieuse collection que J. Fr, Bastide a mise
au jour, de juillet 177 5 à juin 1789 (2 2 4 par-
ties en 112 volumes in-i 2), avec le concours du
marquis de Paulmy et de ses bibliothécaires et
collaborateurs, Vabbé Mercier de Saint-Léger,
Contant d'Orville, Mayer, Legrand d'Aussy,
etc. ; il aurait pu seulement reprocher à l'auteur
d'avoir protesté contre V oubli dans lequel étaient
tombés ses romans en les réimprimant la plu-
part dans cette Bibliothèque universelle des
Romans, qu'il eût fallu porter à plus de
1,200 volumes pour la rendre à peu près com-
plète. Mais J. Fr, Bastide n'y a pourtant pas
fait entrer ses Contes, qu'il aiMit fait paraître
en 1763 (4 vol. m -12), après les avoir publiés
avec succès, çà et là, dans le Mercure de
France, le Nouveau Spectateur, le Monde
COMME il est, et dans d\autres recueils pério-
diques.
C'est dans ces Contes que se trouve cachée,
h
VI PRÉFACE
comme une périt au fond de la mer, la déli-
cieuse nouvelle-anecdote intitulée la Petite
Maison, qui aurait dû, à elle seule, demander
grâce pour le recueil qui la contient. Grimm,
ou plutôt Diderot, avait, peut-être aussi par
ressentiment contre le journaliste, sacrifié sans
pitié et sans raison les Contes de M. de
Bastide aux Contes moraux de Marmontel,
qui ne les valent pas. Le pauvre Bastide est
mort sans avoir lu ce malveillant article de la
Correspondance littéraire, philosophique
ET critique de Grimm et de Diderot, article
écrit le i5 décembre 1764, mais imprimé seu--
lement plus de quarante années plus tard :
a Le succès des Contes moraux de M. de
Marmontel a mis ce genre en vogue, et plu-
sieurs mauvais auteurs ont voulu y réussir
comme lui. Cela nous a valu les Contes
moraux de M. de Bastide, et voici maintenant
deux volumes de Contes philosophiques et
moraux, par M, de la Dixmerie, qui en a
déjà successivement embelli le Mercure de
PREFACE VII
France. Quels philosophes et quels moralistes
que M. de Bastide et M. de la Dixmerie ! Il
faut rendre justice à la bonté de leur cœur, à
la pureté de leurs intentions; mais leurs contes,
froids et plats, seroient bien capables de rendre
la vertu insipide et méprisable, »
Marmontel avait vu avec peine le succès des
Contes de Bastide, qui parurent avant les siens
dans les feuilles publiques, mais qui ne furent
réunis en volumes qu'après la première édition de
ses Contes moraux [Paris, 1 76 1 , 2 vol. m-i 2),
imprimés d'abord dans le Mercure de France.
Marmontel, qui était, par brevet, rédacteur de
ce journal littéraire, recommanda peu gracieu-
sement à ses amis Grimm et Diderot, ainsi
qu'aux autres membres de la coterie des philo-
sophes. Bastide et ses Contes. De là les attaques
redoublées et peu équitables dont étaient l'objet
ces Contes agréables et quelquefois charmants,
qui n'avaient pas attendu ceux de Marmontel
pour se faire lire avec plaisir. Bastide avait
trouvé plus de bienveillance auprès de Voltaire,
VIII PREFACE
qui lui avait écrit une lettre philosophique à
l'occasion de son journal intitulé le Nouveau
Spectateur, où elle fut insérée {ij 58). Ce jour-
nal ayant recommencé à paraître, en 1760,
sous ce titre : le Monde comme il est. Bastide
écrivit à Voltaire pour le prier de contribuer de
sa plume à la rédaction du journal ressuscité.
Voltaire répondit indirectement, dans une
lettre à Thiriot (8 novembre 1760) : a Je vous
prie de dire à M, de Bastide que, si je trouve
quelques rogatons qu'il puisse insérer dans son
Monde, je vous les adresserai. Pardon si je ne
lui écris pas : je ne sais auquel entendre; la
journée n'a que vingt-quatre heures. » On
trouve en effet, dans le Monde comme il est
(Paris, Bauche, 1761, 4 vol, m- 12), plusieurs
communications de Voltaire, entre autres un
Avis signé (p. iio du t. IV). Bastide était
également en rapport de correspondance avec
J. J. Rousseau, qui lui envoya, pour être in-
séré dans son journal, un extrait du Projet de
paix perpétuelle de M. l'abbé de Saint-Pierre.
PRÉFACE IX
Ce sont là des témoignages d'estime et de défé"
rence, bien dignes de compenser le mauvais
vouloir de Marmontel et de ses amis Grimm tt
Diderot,
La nouvelle exquise de la Petite Maison,
composée dans un genre gracieux et galant
qui n*a pas la moindre analogie avec les
Contes moraux de Marmontel, avait été pu-
bliée plusieurs années avant ces Contes moraux,
car nous voyons qu'elle a paru pour la première
fois dans le Journal ceconomique, en i 7 53 ou
1754. On serait tenté de croire, à première
vue, que cette nouvelle élégante n'était pas à sa
place dans ce journal; mais la raison qui sans
doute l'y avait fait admettre, c'est que l'auteur a
fait entrer dans le cadre de son historiette beau-
coup de détails techniques sur les arts décora-
tifs de l'époque, en ajoutant des notes relatives
aux artistes qu'on employait alors pour la
décoration des appartements de l'aristocratie
et de la finance. Il serait possible que ces détails
eussent été fournis par le célèbre architecte
X PRÉFACE
Blondd à Bastide, qui devint plus tard son
collaborateur dans un roman fastidieux intitulé:
l'Homme du monde éclairé par les arts
(Paris, Monory, 1774, 2 voL m-8). Cepen-
dant on retrouve dans d'autres ouvrages de
Bastide la même connaissance théorique et le
même goût en matière d*art. Il devait donc
tenir particulièrement à cette nouvelle, moitié
artistique, moitié galante, de la Petite Maison,
car il la fit reparaître dans le second volume
de son Nouveau Spectateur [Paris, KolUn,
1758-59, 8 vol, m-12) avant de la reprendre
dans le tome III de ses Contes [Paris, impri-
merie de Louis Cellot, 1763, 4 vol. m-12), où
nous sommes allé la chercher, en adoptant
ainsi le dernier texte revu par Vauteur,
La Petite Maison n'est pas le seul ouvrage
de Bastide que nous nous proposons de faire
figurer dans nos Chefs-d'Œuvre inconnus.
Cette Petite Maison est bien loin de ressembler
à une comédie licencieuse qui porte le même
titre et qui a été recueillie dans les Espii-
PRÉFACE XI
GLERiES de Mérard de Saint-Just, Bastide pro-
cède de Crébillon fils, mais avec plus de tenue
et de décence. Il connaît les mystères des bou-
doirs, mais il ne fait que les laisser deviner,
tt, s'il en révèle quelques-uns, c'est avec une
réserve de bonne compagnie et de bon ton que
Crébillon fils n'a pas jugé utile de s'imposer. Si
Mérimée avait pu lire la Petite Maison de
Bastide, il y eut retrouvé certainement quelques
analogies avec sa propre manière et son propre
talent, Eugène Sue l'avait lue, — nous n'en dou'
ions pas, — puisqu'il s'en est souvenu vaguement
dans une nouvelle physiologique très remar-
quable qui a dû paraître sous ce titre : L'His-
toire d'un appartement. On a lieu d'être
surpris que des nombreux ouvrages de Bastide il
n'en soit pas un seul qui ait sauvé son nom
de l'oubli, quand la plupart de ces ouvrages
charmants, entre autres le Tribunal de
l'Amour, ou les Causes célèbres de CrrHàRE,
se recommandent aux esprits délicats par de
rares qualités d'invention, d'observation et
XII
PREFACE
d'exécution. Depuis 1775, Bastide, découragé
et dégoûté du métier d* auteur, n'écrivait plus
de romans et se résignait à n'être qu'un pauvre
compilateur à la solde des libraires,
P. L. Jacob, bibliophile.
LA PETITE MAISON
I éme vivoit familièrement avec les
{hommes, et il n'y avoit que les
il bonnes gens, ou ses amis intimes,
<|ui ne la soupçonnassent pas de galanterie.
Son air, ses propos légers, ses manières
libres, établlssoient assez cette prévention.
Le marquis de Trémicour avoit envie de
l'engager, et s'étoit flatté d'y réussir aisé-
ment. C'est un homme qui doit attendre
plus qu'un autre du caprice des femmes. Il
est magnifique, généreux, plein d'esprit et
2 LA PETITE MAISON
de goût, et peu d'hommes peuvent se vanter
à juste titre de l'égaler en agrëmens. Mal-
gré tant d'avantages, Mélite lui résistoit. Il
ne concevoit pas cette bizarrerie. Elle lui
disoit qu'elle étoit vertueuse, et il répondoit
qu'il ne croiroit jamais qu'elle le fût. C'étoit
entr'eux une guerre continuelle à ce sujet.
Enfin, le marquis la défia de venir dans sa
petite maison. Elle répondit qu'elle y vien-
droit, et que là, ni ailleurs, il ne lui seroit
redoutable. Ils firent une gageure, et elle y
alla (elle ne sçavoit pas ce que c'étoit que
cette petite maison ; elle n'en connoissoit
même aucune que de nom). Nul lieu dans
Paris, ni dans l'Europe, n'est ni aussi galant
ni aussi ingénieux. Il faut l'y suivre avec le
marquis, et voir comment elle se tirera d'af-
faire avec lui.
Cette maison unique est sur les bords de
la Seine. Une avenue, conduisant à une
patte d'oie, amené à la porte d'une jolie
avant-cour tapissée de verdure, et qui de
LA PETITE MAISON 5
droite et de gauche communique à des
basses-cours distribuées avec symétrie, dans
desquelles on trouve une ménagerie peuplée
d'animaux rares et familiers, une jolie lai-
terie, ornée de marbres, de coquillages, et
où des eaux abondantes et pures tempèrent
la chaleur du jour; on y trouve aussi tout
ce que l'entretien et la propreté des équi-
pages, de même que les approvisionnemens
d'une vie délicate et sensuelle , peuvent de-
mander. Dans l'autre basse-cour sont placés
une écurie double, un joli manège et un
chenil où sont renfermés dej chiens de toute
espèce.
Tous ces bâtimens sont contenus dans des
murs de face d'une décoration simple, qui
tiennent plus de la nature que de l'art, et
représentent le caractère pastoral et cham-
pêtre. Des percées, ingénieusement ména-
gées, laissent appercevoir des vergers et des
potagers constamment variés, et tous ces
objets attirent si singulièrement les regards,
4 LA PETITE MAISON
qu'on est impatient de les admirer tour à tour.
Mélite avoit cette impatience, mais elle
voulut d'abord parcourir les beautés qui la
frappoient de plus près. Trémicour brûloit
de la conduire dans les appartemens : c'é-
toit là qu'il pouvoit lui expliquer sa flamme.
Sa curiosité lui étoit déjà importune ; les
louanges même qu'elle donnoit à son goût
ne le touchoient point ; il y répondoit avec
beaucoup de distraction. Cétoit pour la pre-
mière fois que sa petite maison lui étoit
moins chère que les objets qu'il j conduisoit.
Mélite remarquoit sa contenance et en
triomphoit; la curiosité l'eût seule engagée
à tout voir, mais elle y pouvoit mettre de la
malice, et ce second motif valoit bien l'autre
pour s'y entêter. Cétoit ici une question
qu'elle faisoit, là un compliment, et par-tout
des exclamations.
« En vérité, disoit-elle, voilà qui est in-
génieux au possible ! Cela est charmant ! Je
n'ai rien vu...
LA PETITE MAISON 5
— Oh! les appartemens sont bien plus
singuliers ! répondoit-il ; vous allez voir... Ne
voulez-vous pas entrer?..,
— Dans un moment, reprenoit-elle ; ceci
a bien son prix : il faut tout parcourir ; il y a
là quelque chose que nous n'avons pas vu.
Allons, Trémicour, point d'impatience.
— Je n'en ai point, Madame, dit-il un
peu piqué : c'est pour votre intérêt que je
parle. Vous vous fatiguerez ici à marcher,
et vous ne pourrez plus...
— Oh ! vous me pardonnerez, dit-elle avec
un ton railleur; je suis venue ici uniquement
pour marcher, et je sens mes forces. »
Il fallut qu'il essuyât cet entêtement jus-
qu'au bout. Il dura encore près d'un quart-
d'heure. Heureusement il parvint à y soup-
çonner du caprice, sans quoi je crois qu'il
Tauroit plantée là. Il la conduisoit par la
main, et toujours il la tiroit vers la maison.
Trois ou quatre fois de suite elle eut la mé-
chanceté de se laisser entraîner jusqu'à un
6 LA PETITE MAISON
certain point; elle faisoit quelques pas, et
elle revenoit pour examiner encore ce qu'elle
avoit déjà examiné. Il Tentraînoit toujours,
il paroissoit marcher sur des épines; elle en
rioit intérieurement , et lui donnoit de ces
regards qui, par un artifice unique, disent :
ff Je me plais à vous désespérer », en pa-
roissant solliciter la complaisance. A la fin,
une vivacité échappa à Trémicour. Elle fei-
gnit de ne le trouver pas bon, et lui dit qu'il
étoit insupportable.
« C'est vous-même qui l'êtes! répondit-il;
vous m'avez promis que vous verriez tout,
et nous restons ici. J'aime mes appartemens,
et je veux que vous les voyiez.
— Eh bien ! Monsieur, il n'y a qu'à les
voir; il ne faut point de querelle pour cela.
Bon Dieu, que vous êtes prompt!... »
Le son de voix et le regard qui l'accom-
pagnoit étoient si doux qu'il sentit augmen-
ter le défaut qu'on lui reprochoit.
« Oui, dit-il, je suis prompt, je compte
LA PETITE MAISON 7
les momens. Nous venons îci avec des con-
ventions qui m'en font une excuse... Vous les
avez donc oubliées. Madame ?
— Il n'y a point d'oubli à cela, répondit-
elle en marchant; au contraire, je suis plus
dans mon rôle que vous. Vous m'avez dit
que votre maison me séduiroit; j'ai parié
qu'elle ne me séduiroit pas. Croyez-vous que
me livrer à tous ces charmes soit mériter le
reproche d'infidélité ?. . . »
Trémicour alloit répondre, mais ils étoient
alors au milieu de la cour principale, et une
exclamation qu'arracha à Mélite le simple
coup d'œil qu'elle y donna ne lui en laissa
pas le temps. Cette cour, quoique peu spa-
cieuse, annonce le goût de l'architecte. Elle
est entourée de murailles revêtues de palis-
sades odoriférantes assez élevées pour rendre
le corps-de-logis plus solitaire, mais éla-
guées de manière qu'elles ne peuvent nuire à
la salubrité de l'air que l'amour semble y
porter. Il fallut encore que Trémicour dé-
8 LA PETITE MAISON
Torât ces complimens importuns que Mélite
lui prodiguoit. Enfin ils arrivèrent au bas
d'un perron qui conduit à un vestibule assez
grand, d'où le marquis renvoya les valets au
commun par un signe. Il la fît passer tout
de suite dans un salon donnant sur le jardin,
et qui n'a rien d'égal dans l'univers. Il
s'apperçut de la surprise de Mélite, et lui
permit alors d'admirer. En effet, ce salon est
si voluptueux qu'on y prend des idées de
tendresse en croyant seulement en prêter au
maître à qui il appartient. Il est de forme
circulaire, voûté en calotte peinte par Halle ' ;
les lambris sont imprimés couleur de lilas, et
enferment de très-belles glaces; les dessus de
portes, peints par le même, représentent des
sujets galans. La sculpture y est distribuée
avec goût, et sa beauté est encore relevée
par l'éclat de l'or. Les étoffes sont assorties :
à la couleur du lambris. En un mot, le
I. Un de nos peintres françois qui, après Boucher,
s'es.t le plus signalé dans les sujets de la Fable.
LA PETITE MAISON 9
Carpentier > n'auroit rien ordonné de plus
agréable et de plus parfait.
Le jour finissoit : un nègre vint allumer
trente bougies que portoient un lustre et des
girandoles de .porcelaine de Sève artiste-
ment arrangées et armées de supports de
bronze dorés. Ce nouvel éclat de lumière,
qui reflétoit dans les glaces, fit paroitre le
lieu plus grand et répéta à Trémicour l'ob-
jet de ses impatiens désirs.
Mélite, frappée de ce coup d'œil, com-
mença à admirer sérieusement et à perdre
l'envie de faire des malices à Trémicour.
Comme elle avoit vécu sans coquetterie et
sans amans, -elle avoit mis à s'instruire le
tems que les autres femmes mettent à aimer
et à tromper, et elle avoit réellement du
goût et des connoissances ; elle apprécioit
I . L'un des architectes du roi qui entende le mieux
la décoration des dedans. Le petit château de M. de
la Boissiere et la maison de M. Bouret prouvent son
génie et son goût.
lO LA PETITE MAISON
d'un coup d'œil le talent des plus fameux
artistes, et eux-mêmes dévoient à son estime
pour les chefs-d'œuvre cette immortalité
que tant de femmes leur empêchent souvent
de mériter par leur amour pour les riens.
Elle vanta la légèreté du ciseau de l'ingé-
nieux Pineau ' , qui avoit présidé à la sculp-
ture ; elle admira les talens de Dandrillon \
qui avoit employé toute son industrie à
ménager les finesses les plus imperceptibles
de la menuiserie et de la sculpture; mais sur-
tout, perdant de vue les importunités aux-
quelles elle s'exposoit de la part de Trémi-
cour en lui donnant de la vanité, elle lui
prodigua les louanges qu'il méritoit par son
goût et son choix.
« Voilà qui me plaît, lui dit-elle; voilà
1 . Sculpteur célèbre pour les ornemens, et dont la
plus grande partie des sculptures des appartemens de
nos hôtels sont l'ouvrage.
2. Peintre qui a trouvé le secret de peindre les
lambris sans odeur, et d'appliquer Tor sur la sculpture
sans blanc d'apprêt.
LA PETITE MAISON il
comme j'aime qu'on emploie les avantages
de la fortune. Ce n'est plus une petite
maison : c'est le temple du génie et du
goût. . .
— C'est ainsi que doit être l'asyle de l'a^
mour, lui dit-il tendrement. Sans connoître
ce dieu, qui eût fait pour vous d'autres mi-
racles, vous sentez que, pour l'inspirer, il
faut du moins paroître inspiré par lui. . .
— Je le pense comme vous, reprit-elle;
mais pourquoi donc, à ce que j'ai oui dire,
tant de petites maisons décèlent-elles un si
mauvais goût ?
— C'est que ceux qui les possèdent dé-
sirent sans aimer, répondit-il ; c'est que l'a-
mour n'avoit pas arrêté que vous y viendriez
un jour avec eux. »
Mélite écoutoit, et auroit écouté encore
si un baiser appuyé sur sa main ne lui eût
appris que Trémicour étoit venu là pour se
payer de toutes les choses obligeantes qu'il
trouveroit occasion de lui dire. Elle se leva
12 LA PETITE MAISON
pour voir la suite des appartemens. Le mar-
quis, qui l'avoit vue si touchée des seules
beautés du sallon, et qui avoit mieux à lui
montrer, espéra que des objets plus touchans
la toucheroient davantage, et se garda bien
de l'empêcher de courir à sa destinée. Il lui
donna la main, et ils entrèrent à droite dans
une chambre à coucher.
Cette pièce est de forme quarrée et à pans;
un lit d'étoffe de Péquin jonquille cha-
marrée des plus belles couleurs est enfermé
dans une niche placée en face d'une des
croisées qui donnent sur le jardin. On n'a
point oublié de placer des glaces dans les
quatre angles. Cette pièce, d'ailleurs, est ter-
minée en voussure qui contient dans un
quadre circulaire un tableau où Pierre * a
peint avec tout son art Hercule dans les
bras de Morphée, réveillé par l'Amour.
I . Un de nos célèbres peintres, qui par la force de
son coloris a mérité un rang distingué dans l'école
françoise.
LA PETITE MAISON l3
Tous les lambris sont imprimés couleur de
soufre tendre ; le parquet est de marqueterie
mêlée de bois d'amaranthe et de ceâre, les
marbres de bleu turquin. De jolis bronzes et
des porcelaines sont placés, avec choix et
sans confusion, sur des tables de marbre en
console distribuées au-dessous des quatre
glaces; enfin de jolis meubles de diverses
formes, et des formes les plus relatives aux
idées par-tout exprimées dans cette maison,
forcent les esprits les plus froids à ressentir
un peu de cette volupté qu'ils annoncent.
Mélite n'osoit plus rien louer; elle corn-
mençoit même à craindre de sentir. Elle ne
dit que quelques mots, et Trémicour auroit
pu s'en plaindre; mais il l'examinoit, et il
avoit de bons yeux ; il l'eût même remerciée
de son silence s'il n'avoit pas sçu que des
marques de reconnoissance sont une étour-
derie tant qu'une femme peut désavouer les
idées dont on la remercie. Elle entra dans
une pièce suivante, et elle j trouva un autre
l6 LA PETITE MAISON
tributioB tous les talens pour exprimer un
se&timent dont ils sont si peu capables. Elle
faisoit sur cela les plus sages réflexions , mais
c'étoient pour ainsi dire des secrets que
l'esprit déposoit dans le fond du cœur, et
qui dévoient bientôt s'y perdre. Trémicour
les y âlloit chercher par ses regards perçans,
et les détruisoit par ses soupirs. Il n'étoit
plus cet homme à qui . elle croyoit -pouvoir
reprocher ce contraste monstrueux ; elle l'a-
voit changé, et elle avoit plus fait que l'A-
mour. Il ne parloit pas, mais ses regards
étoient des sermens. Mélite doutoit de sa
sincérité, mais elle voyoit du moins qu'il sça-
voit bien feindre, et elle sentoit que cet art
dangereux expose à tout dans un lieu char-
mant. Pour se distraire de cette idée , elle
s'éloigna un peu de lui et s'approcha d'une
des glaces, feignant de remettre une épingle
à sa coêfTure. Trémicour se plaça devant la
glace qui étoit vis-à-vis, et par cet artifice,
pouvant la regarder encore plus tendrement
LA PETITE MAISON 17
sans qu'elle fût obligée de détourner les
jeux, il se trouva que c'étoit un piège
•qu'elle s'étoit tendu à elle-même. Elle fit en-
core cette réflexfon, et, voulant en détruire
Ja cause, s'imaginant le pouvoir, elle crut y
réussir en faisant des plaisanteries à Trémi-
cour.
a Eh bien! lui dit-elle, cesserez-vous de
me regarder? A la fin, cela m'impatiente. »
Il vola vers elle.
« Vous avez donc bien de la haine pour
moi? répondit-il. Ahî marquise, un peu
moins d'injustice pour un homme qui n'a pas
besoin de vous déplaire pour être convaincu
de son malheur...
— Voyez comme il est modeste! s'écria-
t-elle.
— Oui, modeste et malheureux, pour-
suivit-il ; ce que je sens m'apprend à
craindre, et ce que je crains m'apprend à
craindre encore. Je vous adore et n'en suis
pas plus rassuré. »
3
l8 LA PETITE MAISON
Mélite plaisanta encore; mais avec quelle
mal-adresse elle déguisa le motif qui l'y por-
toit î Trémicour lui avoit pris la main, et elle
ne songeoit pas à la retirer. Il crut pouvoir la
serrer un peu ; elle s'en plaignit et lui de-
manda s'il vouloit l'estropier.
a Ah 1 Madame ! dît-il en feignant de se
désespérer, je vous demande mille pardons;
je n'ai pas cru qu'on pût estropier si aisé-
ment. »
L'air qu'il venoit de prendre la désarma ;
il vit que le moment étoit décisif : il fît un si-
gnal, et à l'instant les musiciens placés dans
le corridor firent entendre un concert char-
mant. Ce concert la déconcerta : elle n'é-
coûta qu'un instant, et, voulant s'éloigner
d'un lieu devenu redoutable, elle marcha et
entra d'elle-même dans une nouvelle pièce
plus délicieuse que tout ce qu'elle avoit vu
encore. Trémicour eût pu profiter de son ex-
tase et fermer la porte sans qu'elle s'en ap-
perçût pour la forcer à l'écouter; mais il
LA PETITE MAISON 19
vouloit devoir les progrès de la victoire aux
progrès du plaisir.
Cette nouvelle pièce est un appartement
de bains. Le marbre, les porcelaines, les
mousselines, rien n'y a été épargné; les
lambris sont chargés d'arabesques exécutés
par Perot * sur les desseins de Gilot ', et
contenues dans des compartimens distribués
avec beaucoup de goût. Des plantes mari-
times montées en bronze par Cafieri ^, des
pagodes, des crystaux et des coquillages, en-
tremêlés avec intelligence, décorent cette
salle, dans laquelle sont placées deux niches,
dont l'une est occupée par une baignoire,
1 . Artiste habile dans le genre dont nous parlons,
et qui a peint à Choisi les plus jolies choses dans ce
goût.
2. Le plus grand dessinateur de son tems pour
les arabesques, les fleurs, les fruits et les animaux, et
qui a surpassé dans ce genre Perin, Audran, etc.
3. Fondeur et ciseleur estimé pour les bronzes
dont tous les appartemens de nos belles maisons de
Paris et des environs sont ornés.
20 LA PETITE MAISON
l'autre par un lit de mousseline des Indes
brodée et ornée de glands en chaînettes. A
côté est un cabinet de toilette dont les lam-
bris ont été peints par Huet \ qui y a re-
présenté des fruits, des fleurs et des oiseaur
étrangers, entremêlés de guirlandes et de
médaillons dans lesquels Boucher > a peint
en camayeux de petits sujets galans, ainsi-
que dans les dessus de porte. On n'y s-
point oublié une toilette d'argent par Ger-
main ? ; des fleurs naturelles remplissent des
jattes de porcelaine gros bleu rehaussées
d'or. Des meubles garnis d'étoffes de la
même couleur, dont les bois sont d'aventu-
rine appliqués par Martin 4, achèvent de
rendre cet appartement digne d'enchanter
1. Autre peintre célèbre d'arabesques, et particu-
lièrement pour les animaux.
2. Le peintre des Grâces et l'artiste le plus ingé-
nieux de notre siècle.
3. Orfèvre célèbre et fils du plus grand artiste que *
l'Europe ait possédé en ce genre.
4. Célèbre vernisseur connu de tout le monde»
LA PETITE MAISON 21
des Fées. Cette pièce est terminée dans sa
partie supérieure par une corniche d'un profil
élégant, surmontée d'une campane de sculp-
ture dorée, qui sert de bordure à une calotte
surbaissée contenant une mosaïque en or et
entremêlée de fleurs peintes par Bachelier > .
Mélite ne tint point à tant de prodiges;
elle se sentit pour ainsi dire suffoquée, et
fut obligée de s'asseoir.
a Je n'y tiens plus, dit-elle ; cela est trop
beau. Il n'y a rien de comparable sur la
terre... »
Le son de voix exprimoit un trouble se-
cret. Trémicour sentit qu'elle s'attendrissoit;
mais, en homme adroit, il avoit pris la réso-
lution de ne plus paroître parler sérieuse-
ment. Il se contenta de badiner avec un
cœur qui pouvoit encore se dédire.
I . Un des plus excellens peintres de nos jours en
ce genre, qu'il a quitté depuis peu pour devenir It
rival de Desportes et d'Oudry, et peut-être les sur-
passer.
S2 LA PETITE MAISON
« Vous ne le croyez pas, lui dit-il, et c'est
ainsi qu'on éprouve qu'il ne faut jurer de
rien. Je sçavois bien que tout cela vous
charmeroît, mais les femmes veulent toujours
douter.
— Oh! je ne doute plus, reprit-elle; je
confesse que tout cela est divin et m'en-
chante. »
Il s'approcha d'elle sans affectation.
« Avouez, reprit-il, que voilà une petite
maison bien nommée. Si vous m'avez re-
proché de ne pas sentir l'ampur, vous con-
viendrez du moins que tant de choses ca-
pables de l'inspirer doivent faire beaucoup
d'honneur à mon imagination ; je suis per-
suadé même que vous ne concevez plus
comment on peut avoir tout à la fois d^s
idées si tendres et un cœur si insensible..
N'est-il pas vrai que vous pensez cela ?
— Il pourroit en être quelque chose, ré-
pondit-elle en souriant.
— Eh bien! reprit-il, je vous proteste que
LA PETITE MAISON 23
VOUS jugez mal de moi. Je vous le dis à pré-
sent sans intérêt, car je vois bien qu'avec un
cœur cent fois plus tendre que vous ne m'en
croyez un indifférent, je ne vous toucherois
pas; mais il est certain que je suis plus ca-
pable que personne d'amour et de con-
stance. Notre jargon, nos amis, nos maisons,
notre train, nous donnent un air de légèreté
et de perfidie, et une femme raisonnable
nous juge sur ces dehors. Nous contribuons
nous-mêmes volontairement à cette réputa-
tion, parce que, le préjugé général ayant at-
taché à notre état cet air d'inconstance et de
coquetterie, il faut que nous le prenions;
mais, croyez-moi, la frivolité ni le plaisir
même ne nous emporte.nt pas toujours : il
est des objets faits pour nous arrêter et pour
nous ramener au vrai, et, quand nous ve-
nons à les rencontrer, nous sommes et plus
amoureux et plus constans que d'autres...
Mais vous êtes distraite ? à quoi rêvez-
vous?
24 l'A PETITE MAISON
— A cette musique, reprit-elle; j'ai cru
la fuir, et de loin elle en est plus touchante.
(Quel aveu !)
— C'est l'amour qui vous poursuit, ré-
pondit Trémicour; mais il ne sçait pas à qui
il a affaire... Bientôt cette musique ne sera
que du bruit.
— Cela est bien certain, reprit-elle; mais
enfin, à présent, elle me dérange... Sortons,
je veux voir les jardins... »
Trémicour obéit encore. Sa docilité n'é-
toit pas un sacrifice. Quel aveu, quelle fa-
veur même vaut pour un amant l'embarras
dont il jouissoit ! Il se contenta de lui faire
voir, en passant, une autre pièce, commune à
l'appartement des bains et à celui d'habita-
tion. C'est un cabinet d'aisances garni d'une
cuvette de marbre à soupape revêtue de
marqueterie de bois odoriférant, enfermée
dans une niche de charmille feinte, ainsi
qu'on l'a imité sur toutes les murailles de
cette pièce, et qui se réunit en berceau dans
LA PETITE MAISON 25
là courbure du plafond, dont l'espace du
milieu laisse voir un ciel peuplé d'oiseaux.
Des urnes, des porcelaines remplies d'o-
deurs, sont placées artistement sur des pieds
d'ouche. Les armoires, masquées par Tart de
la peinture, contiennent des crystaux, des
vases et tous les ustensiles nécessaires à Tù-
sage de cette pièce. Ils traversèrent ensuite
une garderobe où l'on a pratiqué un escalier
dérobé qui conduit à des entresoles destinées
au mystère. Cette garderobe dégage dans
le vestibule. Mélite et le marquis repassèrent
par le sallon. Il ouvrit la porte du jardin;
mais quelle fut la surprise de Mélite d'ap-
percevoir un jardin amphi théâtralement dis-
posé, éclairé par deux mille lampions. La
verdure étoit encore belle, et la lumière lui
prêtoit un nouvel éclat. Plusieurs jets d'eau
et différentes nappes, rapprochées avec art,
réfléchissoient les illuminations. Tremblin * ,
I. Ancien décorateur de l'Opéra et des petits
appartemens de Versailles.
4
s6 LA PETITE MAISON
chargé de cette entreprise, avoit gradué ces
lomieres en plaçant des terrines sur les de-
Tans, et seulement des lampions de diffé-
rentes grosseurs dans les parties éloignées. A
l'extrémité des principales allées, il avoit dis-
passé des transparens dont les différens as-
pects invitoient à s'en approcher. Mélite fut
enchantée, et ne s'exprima pendant un quart-
d'heure que par des cris d'admiration. Quel-
ques instrumens champêtres firent entendre
des fanfares sans se montrer; plus loin, une
voix chantoit quelqu'ariette d'Issé; là, une
grotte charmante faisoit bondir des eaux avec
impétuosité ; ici , une cascade ruisseloit et
produisoit un murmure attendrissant. Dans
des bosquets divers, mille jeux variés s'of-
froient pour les plaisirs et pour l'amour;
d'assez belles salles de verdure annonçoient un
amphithéâtre, une salle de bal et un con-
cert; des parterres émaillés de fleurs, des
boulingrins, des gradins de gazon, des vases
de fonte et des figures de marbre mar-
LA PETITE MAISON 27
quoient les limites et les angles de chaque
carrefour du jardin, qu'une très-grande lu-
mière, puis ménagée, puis plus sombre, va-
rioit à Tinfini. Trémicour, ne marquant au-
cun dessein et affectant même, comme je
l'ai dit, de montrer moins d'ardeur qu'il n'en
a^t, conduisit Mélite dans une allée, si-
nueuse qui lui fît craindre intérieurement
quelque surprise. En effet, cette allée, tracée
par une courbure subite, ne présentoit plus
que des ténèbres. Elle n'eût pas craint d'y
entrer si elle se fût sentie indifférente ; mais
le trouble secret qu'elle éprouvoit lui ren-
doit tout à craindre. Elle parut effrayée, et
sa frayeur redoubla par le bruit d'une artil-
lerie précipitée. Trémicour, qui sçavoit ap-
précier l'avantage que donne à un homme,
en toute occasion, la frayeur d'une femme,
la reçut et la serra vivement dans ses bras au
mouvement qu'elle fit. Elle alloit s'en dé-
gager avec une vivacité égale, lorsque l'é-
clat subit d'un feu d'artifice lui montra dans
28 LA PETITE MAISON
les jeux du téméraire l'amour le plus tendre
et le plus soumis. Elle fut un moment im-
mobile, c'est-à-dire attendrie. Ce moment ne
fut pas aussi court que l'eût été celui qui eût
suffi pour s'arracher de ses bras si elle l'a-
voit haï, et Trémicour put croire qu'elle
avoit non hésité, mais oublié de s'en arra-
cher. Ce joli feu avoit été préparé par
Carie Ruggieri '; il étoit mêlé de transpa-
rens de couleurs variées, qui, se mêlant avec
les eaux jaillissantes du bosquet où se don-
noit cette fête, formoit un coup d'œil ravis-
sant.
Tout ce spectacle, tous ces prodiges, pré-
toient un si grand charme à un homme qui
lui-même en avoit beaucoup; des regards
amoureux, des soupirs enflammés, s'accor-
doient si bien avec le miracle de la nature et
de l'art, que Mélite, déjà émue, fut obligée
I . Artificier italien de beaucoup de génie, et sou-
vent employé par la cour et les princes.
LA PETITE MAISON 39
d'entendre Toracle qu'il faisoit parler au fond
de son cœur; elle écouta cette voix puis-
sante, et elle entendit l'arrêt de sa défaite.
Le trouble la saisit. Le trouble est d'abord
plus puissant que Pamour : elle voulut fuir...
a Allons, dit-elle, voilà qui est charmant;
mais il faut partir : je suis attendue... 9
Trémicour vit qu'il ne falloit pas la com-
battre, mais il ne douta pas de pouvoir la
tromper. Il avoit réussi vingt fois en cédant.
Il la pressa légèrement de rester. Elle ne le
voulut point, elle marchoit même fort vîte ;
mais sa voix étoit émue, ses discours n'é-
toient pas suivis, et une abondance extrême
de monosyllabes prouvoit qu'en fuyant elle
s'occupoit des objets de sa fuite.
«c J'espère du moins, lui dit-il, que vous
daignerez donner un coup d'œil à l'appar-
tement qui est à gauche du sallon...
— Il n'est certainement pas plus beau que
tout ce que j'ai vu, dit-elle, et je suis pressée
de partir.
3o LA PETITE MAISON
— C'est tout un autre goût, reprit-il, et,
comme vous ne reviendrez plus ici, je serois
charmé...
— Non, dit-elle, dispensez-m'en. Vous me
direz comment il est, et ce sera la même chose.
— J'y consentirois, reprit-il; mais nous
voilà arrivés. C'est un instant : vous ne
pouvez pas être si pressée?... D'ailleurs, vous
m'avez promis de tout voir, et, si je ne me
trompe, vous vous reprocheriez de n'avoir
pas gagné légitimement la gageure.
— Il le faut donc ! dit-elle. Allons, Mon-
sieur; vous pourriez bien, en effet, vous.
vanter de n'avoir perdu qu'à demi... »
Ils étoient déjà dans le sallon; Trémicour
en ouvrit une des portes, et elle entra d'elle-
même dans un cabinet de jeu. Ce cabinet
donne sur le jardin. Les fenêtres en étoient
ouvertes; Mélite s'en approcha après avoir
donné quelques coups d'œil à l'appartement,
et revit, peut-être avec plaisir, un lieu d'où^
elle venoit de s'arracher.
LA PETITE MAISON 3l
ce Avouez, lui dit-il méchamment, que ce
coup d'œil est très-agréable : voilà l'endroit
où nous étions tout-à-Pheure. . . »
Ce mot la fit rêver.
« Je ne conçois pas, reprit-il, comment
vous ne vous y êtes pas arrêtée plus long-
tems... Toutes les femmes qui s'y sont trou-
vées ne pouvoient plus en sortir...
— C'est qu'elles avoient d'autres raisons
que moi pour y rester, répondit Mélite.
— Vous me l'avez prouvé, lui dit-il.
Faites du moins plus d'honneur à cette pièce
que vous n'en avez fait au bosquet ; daignez
la considérer. »
Elle abandonna alors la fenêtre; elle
tourna la tête, et bientôt la surprise fit l'at-
tention. Ce cabinet est revêtu de laque
du plus beau de la Chine ; les meubles en
sont de même matière, revêtus d'étoffe des
Indes brodée ; les girandoles sont de crystal
de roche, et jouent avec les plus belles
porcelaines de Saxe et du Japon, placées
32 LA PETITE MAISON
avec art sur des culs-de-lampe dorés d'or
couleur.
Mélite considéra quelques figures de por-
celaine. Le marquis la conjura de les ac-
cepter; elle refusa, mais avec cet air de mé-
nagement qui laisse à un homme tout le
plaisir d'avoir offert. Il ne crut pas devoir
insister, et il lui fit connoitre qu'il sçavoit
qu'on ne doit point aspirer à faire accepter
le jour qu'on s'est vanté de plaire.
Cette pièce a deux ou trois portes. L'une
entre dans un joli petit cabinet faisant pen-
dant au boudoir, l'autre dans une salle à
manger précédée d'un buffet qui dégage
dans le vestibule. Le cabinet, destiné à
prendre le café, n'a pas été plus négligé que
le reste de la maison : les lambris en sont
peints en verd d'eau, parsemés de sujets pit-
toresques rehaussés d'or; on y trouve quan-
tité de corbeilles remplies de fleurs d'Italie,
et les meubles en sont de moire brodée en
chaînettes.
LA PETITE MAISON 33
Mélite, s'oubliant de plus en plus, s'étoit
assise et faisoit des questions; elle repassoit
tout ce qu'elle avoit vu et demandoit le
prix des choses, le nom des artistes et des
ouvriers. Tréraicour répondoit à toutes ses
questions, et ne paroissoit pas avoir à lui en
faire; elle le louoit, vantoit son goût, sa
magnificence, et il la remercioit comme un
iiomme à qui on ne risque rien de rendre
justice. L'artifice étoit si bien caché que Mé-«
4ite, s'affectant de plus en plus et ne con-
sidérant bientôt tout ce qui la frappoit que
^u côté du génie et du goût, oublia réelle-
ment qu'elle étoit dans une petite maison, et
qu'elle y étoit avec un homme qui avoit
parié de la séduire par ces mêmes choses
qu'elle contemploit avec si peu de pré-
<:aution et qu'elle louoit avec tant de
franchise. Trémicour profita d'un moment
<i'extase pour la faire sortir de ce cabinet.
<K Tout cela est réellement très-beau, lui
<lit-il, et j'en conviens; mais il reste quelque
5
LA PETITE MAISON
chose à VOUS montrer qui vous surprendra
peut-être davantage.
— J'ai de la peine à le croire, répondit-
elle ; mais, après les gradations que j'ai vues,
rien n'est impossible, et il faut tout voir. »
(Cette sécurité est naturelle, et ne surprendra
que ceux qui doutent de tout par ignorance
ou par insensibilité.)
Mélite se leva et suivit Trémicour. C'étoit
jdans la salle à manger qu'il la conduisoit.
Elle fut frappée d'y trouver un soupe servi,
et s'arrêta à la porte.
« Qu'est-ce donc ? s'écria-t-elle. Je vous
ai dit qu'il falloit que je partisse.. «
— Vous ne m'avez pas ordonné de m'en
souvenir, répondit-il , et d'ailleurs il est très-
tard; vous devez être fatiguée, et, puisqu'il
faut que vous soupiez, vous me ferez bien
l'honneur de m'accorder la préférence, à pré-
sent que vous voyez que vous le pouvez avec
si peu de risque.
— Mais où sont donc les domestiques ?
LA PETITE MAISON 35
reprit-elle; pourquoi cet air de mystère?
— Il n'en entre jamais ici, répondit-il, et
j'ai pensé qu'aujourd'hui il étoit encore plus
prudent de les bannir : ce sont des bavards,
ils vous feroient une réputation, et je vous
respecte trop...
— Le respect est singulier ! poursuivit-elle ;
je ne sçavois pas que j'eusse plus à craindre
de leurs regards que de leurs idées. »
Trémicour sentit qu'elle n'étoit pas la
dupe du paradoxe.
«c Vous raisonnez mieux que moi, lui dit-
il, et vous m'apprenez que le mieux est l'en-
nemi du bien. Malheureusement ils sont
renvoyés, et il n'y a plus de remède. »
L'imposture succédoit au paradoxe, et
cela étoit visible ; mais, quand on a l'esprit
troublé, ce sont souvent les choses frap-
pantes qui ne frappent pas. Mélite n'insista
donc point; elle s'assit avec beaucoup de
distraction en considérant un tour, placé
dans un des arrondissemens de cette salle.
36 LA PETITE MAISON
par lequel on servoit aux signes que Tré-
micour faisoit.
£lle mangea peu et ne voulut boire que
de Peau; elle étoit distraite, rêveuse, triste.
Ce n'étoit plus cet enchantement, ces ex-
clamations, par lesquels son attendrissement
avoit commencé à se signaler; elle étoit
maintenant plus occupée de son état que
des choses qui le causoient. Trémicour,
animé par son silence, lui disoit les choses
les plus spirituelles (nous avons de Pesprit
auprès des femmes à proportion que nous le
leur faisons perdre] ; elle sourioit et ne ré-
pondoit pas. Il l'attendoit au dessert. Lors-
que le moment en fut arrivé, la table se pré-
cipita dans les cuisines qui étoient pratiquées
dans les souterrains, et de l'étage supérieur
elle en vit descendre une autre qui remplit
subitement Touverture instantanée faite au
premier plancher, et qui étoit néanmoins ga-
rantie par une balustrade de fer doré. Ce
prodige, incroyable pour elle, l'invita insen-
LA PETITE MAISON Sy
siblement à considérer la beauté et les orne-
mens du lieu où il étoit offert à son admira-
tion; elle vit des murs revêtus de stuc de
couleurs variées à l'infini, lesquelles ont été
appliquées par le célèbre Clerici K Les com-
partimens contiennent des bas- reliefs de
même matière, sculptés par le fameux Fal-
conet 3, qui y a représenté les fêtes de Co-
rnus et de Bacchus. Vassé 3 a fait les tro-
phées qui ornent les pilastres de la décora-
tion. Ces trophées désignent la chasse, la
pêche, les plaisirs de la table et ceux de l'a-
mour, etc. De chacun d'eux, au nombre de
douze, sortent autant de torchieres portant
I . Stucateur mîlanois qui s'est acquis une grande
réputation en faisant le sallon de Neuilly pour
M. le comte d'Argenson, et, en dernier lieu, celui
de Saint-Hubert pour Sa Majesté.
2. Sculpteur du Roi, célèbre à jamais par ses
ezceliens ouvrages, dont plusieurs ont été exposés
dernièrement au Sallon.
3. Autre sculpteur du roi, à qui la légèreté du
ciseau et les grâces séduisantes ont acquis tant de
réputation.
38 LA PETITE MAISON
des girandoles à six branches qui rendent
ce lieu éblouissant lorsqu'il est éclairé.
Mélite, quoique frappée, ne donnoit que
des coups d'œil et ramenoit bientôt ses
jeux sur son assiette. Elle n'avoit pas re-
gardé Trémicour deux fois et n'avoit pas
prononcé vingt paroles; mais Trémicour ne
cessoit de la regarder, et lisoit encore mieux
dans son cœur que dans ses yeux. Ses pen-
sées délicieuses lui causoient une émotion
dont le son agité de sa voix étoit Tinterprete.
Mélite l'écoutoit, et l'écoutoit d'autant plus
qu'elle le regardoit moins. L'impression que
faisoît sur ses sens cette voix agitée l'iavi-
toit à porter les yeux sur celui en qui elle
exprimoit tant d'amour. C'étoit pour la pre-
mière fois que l'amour s'oiîroit à elle avec
son caractère, non qu'elle n'eût jamais été
attaquée (elle l'avoit été cent fois) ; mais des
soins, des empressemens, ne sont pas l'amour
quafnd l'objet ne plaît pas; d'ailleurs, ces
soins et ces empressemens marquent les des-
LA PETITE MAISON 39
seins, et une femme raisonnable s'est accou-
tumée de bonne heure à s'en défier. Ce qui
la séduisoit ici, c'étoit l'inaction de Tré-
micour en exprimant tant de tendresse. Rien
ne l'avertissoit de se défendre : on ne l'atta*
quoit point ; on Padoroit et on se taisoit.
Elle rêva à tout cela, et Trémicour fut re-
gardé. Ce regard étoit si ingénu qu'il deve-
noit un signal. Il en profita pour lui . de-
mander une chanson. £lle avoit la voix char-
mante, mais elle refusa. Il vit que la séduc-
tion n'étoit encore que momentanée, et il
ne se plaignit que par un soupir. Il chanta
lui-même; il voulut lui prouver que ses ri-
gueurs étoient des loix auxquelles le grand
amour lui donnoit la force d'obéir sans con-
trainte. 11 parodia ces paroles si connues de
Quinault, dans Armide :
Que j*étois insensé de croire
Qu'un vain laurier, donné par la victoire,
De tous les biens fût le plus précieux !
Tout réclat dont brille la gloire
Vaut-il un regard de vos yeux?
40 LA PETITE MAISON
Je n'ai pas eu les paroles qu'il suppléa à
celles-là, mais elles renfermoient en termes
ingénieux l'abjuration de l'inconstance et le
serment d'aimer toujours. Mélite parut tou-
chée, et cependant fit une petite grimace.
à Vous en doutez, lui dit-il, et en effet je
n'ai pas mérité de vous persuader. Je ne
vous ai attirée ici que par mes étourderies ;
vous n'y êtes venue que sur la foi du mépris
le plus juste. Ma réputation s'armeroit contre
des preuves, et c'est par des sermens que je
débute avec vous I Cependant il est certain
que je vous adore. C'est un malheur pour
moi, mais il ne finira point. »
Mélite ne vouloit pas répondre; mais,
sentant qu'il étoit sincère , qu'elle lui devoit
quelque chose, et qu'il alloit être malheu-
reux si elle ne s'acquittoit , elle le regarda
encore tendrement.
« Je vois que vous ne voulez pas me
croire, reprit-il; mais je vois en même-tems
que vous ne pouvez pas tout-à-fait douter.
LA PETITE MAISON 41
Vos yeux sont plus justes que vous; ils ex-
priment du moins de la pitié...
— Quand je voudrois vous croire, lui dit-
elle, le pourrois-je? Oubliez-vous où nous
sommes ? pensez-vous que cette maison est
dès long-tems le théâtre de vos passions
trompeuses, et que ces mêmes sermens que
vous me faites ont servi cent fois au triomphe
de l'imposture?
— Oui, répondit-il, je pense à tout cela ;
je me souviens que ce que je vous dis, je
l*ai dit à d'autres, et que je l'ai toujours dit
avec fruit; mais, en employant alors les
mêmes expressions, je ne parlois pas cepen-
dant le même langage. Le langage de l'a-
mour est dans le ton; le mien toujours dé-
posa contre mes sermens. Il m'en tiendroit
lieu aujourd'hui si vous vouliez me rendre
justice. »
Mélite se leva (c'est la preuve infaillible
de la persuasion quand on n'est point
fausse). Trémicour courut vers elle.
6
4t LA PETITE MAISON
« Où voulez-vous alier ? lai dit-il en fré-
missant ; Mélite, j'ai mérité que vous m'écou-
tiez. Songez combien je vous ai respec-
tée... Asseyez-vous, ne craignez rien : mon
amour vous répond de moi...
— Je ne veux pas vous entendre!... im
dit-^He en faisant quelques pas. A quoi ma
complaisance aboutiroit-elle? Vous sçavez
que je ne veux point aimer; j'ai résisté à
tout, je vous rendrois trop malheureux... »
Il ne l'arrêta point; il vit que, se trompant
de porte et n'étant plus à elle-même, eUe
alloit entrer dans un second boudoir. Il U
laissa aller, se contentant de mettre le pied
sur sa robe lorsqu'elle fut sur le seuil de la
porte, afin que, tournant la tête pour se dé-
gager, elle ne vît pas le lieu où elle eu-
troit.
Cette nouvelle pièce, à côté de laquelle
on a ménagé une jolie garderobe, est tendue
de gourgouran gros verd, sur lequel sont
placées avec symétrie les plus belles estampes
LA PETITE MAISON 4$
de l'illustre Cochin^,de Lebas^ et de Cars^
£IIe n'étoit éclairée qu'autant qu'il le falloit
pour faire appercevoir les chefs-d'œuvre de
ces habiles maîtres. Les ottomanes, les du-
chesses, les sultanes, y sont prodiguées. Tout
cela est charmant, mais ce n'est plus de cela
que Mélite peut s'occuper. £lle s'apperçut
de son erreur et voulut sortir : Trémicour
étoit à la porte, et l'empêcha de passer.
« Eh bien I Monsieur, lui dit-elle avec ef-
froi, quel est votre dessein? que prétendez-
vous faire ?
— Vous adorer et mourir de douleur. Je
vous parle sans imposture, mon état est
1. Dessinateur et graveur du premier mérite^ qui
a succédé avec tant d*éclat au célèbre Callot, Labella
et le Clerc.
2. Graveur du Cabinet du roi, à qui nous devons
la bcUe collection des œuvres de Tenieres, gravées
avec tant d'art par ce célèbre artiste.
3. Autre graveur, qui, dans ses ouvrages, exprime
avec tant d'art le talent des auteurs qu'il transmet à
la postérité.
44 LA PETITE MAISON
nouveau pour moi... Je sens qu'il me saisît...
Mélite, daignez m'écouter...
— Non, Monsieur, je veux sortir; je vous
écouterai plus loin...
— Je veux que vous m'estimiez, reprit-il,
que vous sçachiez que mon respect égale
mon amour, et vous ne sortirez pas I »
Mélite, tremblante de frayeur, étoit prête
à se trouver mal ; elle tomba presque dans
une bergère. Trémicour se jetta à ses ge-
noux. Là, il lui parla avec cette simplicité
éloquente de la passion; il soupira, versa des
pleurs. Elle l'écoutoit et soupiroit avec lui.
« Mélite, je ne vous tromperai point; je
sçaurai respecter un bonheur qui m'aura ap-
pris à penser; vous me retrouverez toujours
avec la même tendresse, avec la même viva-
cité... Ayez pitié de moi 1... Vous voyez...
— Je vois tout, dit-elle, et cet aveu. ren-
ferme tout. Je ne suis {)as sotte, je ne suis point
fausse. . . Mais que voulez-vous de moi ? Trémi-
cour, je suis sage, et vous êtes inconstant...
LA PETITE MAISON ^b
— Oui, je le fus : c'est la faute des
femmes que j'ai aimées; elles étoient sans
amour elles-mêmes. Ah ! si Mélite m'aimoit,
si son cœur pouvoit s'enflammer pour moi,
jamais elle ne se rappelleroit mon incon-
stance que par l'excès de mon ardeur. Mé-
lite, vous me voyez, vous m'entendez, et
voilà tout mon cœur I »
£lle se tut, et il crut qu'il devoit abuser
de son silence. Il osa... mais il fut arrêté
avec plus d'amour qu'on n'en a souvent
quand on cède.
« Non! dit Mélite; je suis troublée, mais
je sçais encore ce que je fais : vous ne
triompherez point... Qu'il vous suffise que je
vous en crois digne; méritez-moi... Je vous
abhorrerois si vous insistiez !
— Si j'insistois!... Ah! Mélite...
— Eh bien! Monsieur, que faites- vous?...
— Ce que je fais...
— Trémicour, laissez-moi!... Je ne veux
point...
46
LA PETITE MAISON
— Cruelle! je mourrai à vos pieds, ou
j'obtiendrai... »
La menace étoit terrible, et la situation
encore plus. Mélite frémit, se troubla, sou-
fûra, et perdit la gageure.
Imprimé par D, JOUAUST
POUR LA COLLECTION
DES CHEFS-D»ŒUVRE INCONNUS
MAI 1879